À la recherche d'un rêve de Japon II
Retour sur la série de 27 extraits autour du japonisme
Chers fidèles lecteurs, chers nouveaux lecteurs,
Nous arrivons à la fin de ce cycle consacré aux passages de À la recherche du temps perdu qui évoquent la culture japonaise.
Je vous avais promis une surprise et vous la recevrez vendredi !
Pour mieux l’apprécier, revenons sur ces 27 extraits pour comprendre comment Proust se sert des éléments japonais dans son roman.
Retrouvez la première partie de cette rétrospective ici…
… où nous avons vu que Proust semblait conscient à la fois de la connaissance approximative du Japon qu’ont les gens de son époque, et de l’engouement qu’ils éprouvent pour les choses japonaises.
Voyons comment il se sert de cela dans son écriture pour jouer avec ses lecteurs.
À l’instar de Claude Monet, dont on sait qu’il collectionnait les estampes japonaises et s’en est inspiré dans ses peintures…
… le peintre préféré du narrateur, Elstir, a été exposé au japonisme :
Collectionnant avidement les rares revues où on avait publié des études sur lui, j'y avais appris que ce n'était que récemment qu'il avait commencé à peindre des paysages et des natures mortes, mais qu'il avait commencé par des tableaux mythologiques […], puis avait été longtemps impressionné par l'art japonais.
Certaines des œuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières se trouvaient en province. 📖
Malheureusement, Proust ne nous explique pas ici — ni davantage ailleurs dans le roman — ce qu’il y a de proprement japonais dans l’art d’Elstir.
De la même façon, lorsque le narrateur convoque l’art japonais pour décrire la nature, il ne nous est pas donné d’explications, comme si cela suffisait à faire de l’effet sur nous, lecteurs.
Par exemple, lorsqu’il est question d’ombres d’arbres, une fois au soleil couchant :
Mais quand sur le chemin du retour j'avais aperçu sur la gauche […] une allée de chênes bordée d'un côté de prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre […] 📖
… et une autre fois, dans un passage très poétique, au clair de lune :
Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant […] 📖
Quelqu’un de plus informé que moi — qui n’est autre que le dernier traducteur de À la recherche du temps perdu en japonais — suggère que l’allusion au Japon pour parler d’ombre est particulièrement surprenante, surtout pour les connaisseurs de la fin du 19ᵉ, habitués aux compositions japonaises plutôt planes, qui ne dessinent pas les ombres des gens ou des éléments au sol, comme à l’occidentale.
Comparez en effet l’ombre présente dans un tableau de Monet et son absence dans l’estampe d’à côté :
De mon côté, en ce qui concerne l’ombre des arbres, la comparaison de Proust ne me paraît n’est pas si étrange que cela, car les ombres, comme chacun sait, sont en deux dimensions et me semblent évoquer les contours si caractéristiques des arbres que l’on retrouve dans les estampes japonaises :
Quoi qu’il en soit, Proust n’explicite pas le lien entre l’art japonais et ce qu’il décrit, même lorsqu’il semble plus précis, comme s’il avait en tête une œuvre en particulier.
À propos du tableau toujours changeant formé par le ciel et de la mer qu’il admire depuis la fenêtre de sa chambre en bord de mer, le narrateur décrit :
Une fois c'était une exposition d'estampes japonaises : à côté de la mince découpure du soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d'un rose tendre que je n'avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s'enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu'on vînt les tirer pour les mettre à flot. 📖
Ce manque de références précises est d’autant plus surprenant que Proust fait plus de 150 fois référence à des peintres ou à des tableaux dans son roman.
Dans un passage cité plus haut, le peintre Raphaël est mentionné et dans un autre extrait de cette série, lorsque Legrandin flatte Mme de Villeparisis, Proust lui fait citer deux peintres :
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
« Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derrière vous Pisanello et Van Huysum, leur herbier minutieux et mort. » 📖
Ce manque de précision parait délibéré — d’autant plus que Proust cite Hokusai dans Jean Santeuil, un recueil d’œuvres de jeunesse — et cela donne l’impression que lorsqu’il parle d’art japonais, c’est en raison d’une association d’idées qui lui est personnelle.
C’est ainsi que les pommiers en fleurs — qui émeuvent tant le narrateur — sont presque systématiquement associés au Japon. Qu’ils soient sur un paravent, sur une tapisserie de chambre, ou sur fond de mer :
Là où je n'avais vu avec ma grand-mère, au mois d'août, que les feuilles […] des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d'un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu'on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l'horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d'estampe japonaise […] 📖
On pourrait croire que Proust confond les pommiers en fleurs avec les cerisiers — que la tradition picturale japonaise privilégie — mais non, c’est volontairement qu’il parle de pommiers, car il mentionne la différence au travers de la duchesse de Guermantes :
— Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier… ou des roses de mai », dit l'historien de la Fronde […]
« Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s'adressant à sa tante.
— Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs. 📖
C’est comme si finalement, Proust utilisait le mot “japonais” sans qu’il y ait de rapport solide entre ce qu’il décrit et la culture japonaise.
On imagine qu’il compte sur le lecteur de l’époque — sans doute aussi friand de japonisme que certains personnages de son roman — pour qu’à la mention du Japon, il lui vienne à l’esprit des adjectifs comme “beau”, “délicat” ou “raffiné”.
C’est ainsi qu’au travers de la description de la couleur de la Vivonne :
Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. 📖
… on comprend que si Proust évoque le Japon, c’est pour ajouter à ses descriptions une pincée de beauté et de mystère. C’est comme s’il disait, d’une façon aussi performative que poétique :”et maintenant, lecteurs, rêvez, vous qui rêvez tant du Japon”.
C’est sans doute cette invitation au rêve qui m’a encouragée à vous partager les passages de À la recherche du temps perdu qui m’ont fait penser à la culture japonaise, sans qu’elle soit citée.
Oui, pourquoi pas ? me suis-je dit. Proust lui-même n’est pas si rigoureux quand il fait des allusions au Japon.
C’est pourquoi j’ai inclus dans cette série des extraits qui font beaucoup penser au “hanami” — rituel japonais consistant à admirer la floraison des cerisiers —, notamment lorsque le narrateur s’émerveille de voir des arbres fruitiers en fleurs dans les jardins d’un village, ou lorsque qu’il admire une simple branche de pommier en fleurs :
Allant plus loin dans le manque de rigueur, je vous ai partagé une longue phrase dont la forme qui m’a fait penser à un haïku d’été que je connais bien, tandis qu’un autre, parlant de carpes et d’iris, m’a rappelé un thème typiquement japonais.
Et enfin, dans cette courte phrase :
Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix. 📖
… j’ai cru lire un écho aux lignes célèbres qui introduisent la notion de “monde flottant” à l’origine de l'ukiyo-e, — mouvement artistique surtout représenté par les estampes japonaises :
Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre
par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître
sur son visage, mais dériver comme une calebasse
sur la rivière, c'est ce qui s'appelle ukiyo.
Asai Ryōi, Les Contes du monde flottant, 1665
Sans doute y a-t-il beaucoup d’autres passages dans À la recherche du temps perdu qui ont un lien plus ou moins imaginaire avec le Japon et j’espère les découvrir au fur et à mesure de mes relectures.
Bien sûr, tous ces éléments japonais ne jouent pas de grand rôle dans l’histoire.
Proust s’en sert pour peindre la vogue du japonisme, voire s’en moquer, suggérer le désir ou la sexualité, et enfin accentuer la beauté et la poésie de ce qu’il décrit. Pour cela, il se sert de l’attrait de ses lecteurs pour les belles choses provenant du Japon — qu’ils connaissent très peu finalement — pour jouer avec leur imagination.
C’est peu de chose, surtout à l’issue d’une si longue traversée, mais je ne doute pas qu’à la lumière de cette rétrospective, vous apprécierez mieux la surprise de vendredi !
Merci pour votre lecture,
Sandrine