À la recherche d'un rêve de Japon I
Retour sur la série de 27 extraits évoquant le japonisme
Chers fidèles lecteurs, chers nouveaux lecteurs,
Nous arrivons à la fin de ce cycle consacré aux passages de À la recherche du temps perdu qui évoquent la culture japonaise.
Je vous avais promis une surprise et vous la recevrez mercredi !
Pour mieux l’apprécier, revenons sur ces 27 extraits pour se faire une idée plus claire de la façon dont Proust se sert des éléments japonais dans son roman.
Commençons par une discrète mais instructive remarque…
Lorsque le narrateur s’étonne que M. et Mme Verdurin soient blasés de la vue magnifique qu’offre leur résidence de la Raspelière, il écrit :
… je compris qu'il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger, comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient La Raspelière toute meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux […] 📖
Comme il est curieux que Proust compare la possibilité de profiter d’une belle vue avec la possession d’un email japonais !
Voilà qui nous donne un indice de l’engouement des gens de son époque pour les objets d’art provenant du Japon.
Tout comme Proust et ses contemporains, les personnages de son livre ont été exposés à la vogue du japonisme — c’est ainsi qu’on appelle l’influence de la civilisation et de l'art japonais en Occident dans la seconde moitié du 19ᵉ siècle.
Parmi eux, on peut compter Albertine.
Elle possède en effet des robes japonaises (que le narrateur désigne parfois sous le nom de kimono) et connait l’existence des “petits arbres japonais nains” — les bonsaïs.
Un autre personnage imprégné de japonisme est Odette de Crécy.
Lors de la première phase de sa vie mystérieuse de cocotte, aux côtés de nombreux objets orientaux ou asiatiques, des objets japonais peuplent son salon, comme une grande lanterne, des coussins en soie et bien sûr ces fameux chrysanthèmes récemment importés du Japon.
Lorsque Swann lui rend visite, le narrateur relève que…
… ces gros chrysanthèmes [étaient] encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l'année dernière se portait sur eux. 📖
Malheureusement, Swann n’est pas au bout de ses peines car lorsqu’il rencontre Odette, la mode des volumineux chrysanthèmes japonais n’en est qu’à ses débuts. Après leur mariage, ils vont devenir énormes :
Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de l'hiver, des chrysanthèmes énormes et d'une variété de couleurs comme Swann jadis n'eût pu en voir chez elle. 📖
Seulement, ils ne sont plus disposés en pot dans un jardin d’hiver comme autrefois, mais vraisemblablement coupés dans des vases :
Le « jardin d'hiver », que dans ces années-là le passant apercevait d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'appartement n'était pas à un niveau trop élevé au-dessus du trottoir, […] contraste avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI d'aujourd'hui – une rose ou un iris du Japon dans un vase de cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur de plus […] 📖
Si Mme Verdurin se montre très critique de cette façon de présenter les chrysanthèmes :
Vous ne savez pas arranger les chrysanthèmes », disait-elle en s'en allant, tandis que Mme Swann se levait pour la reconduire. « Ce sont des fleurs japonaises, il faut les disposer comme font les Japonais. 📖
… elle se laisse gagner par cette mode et fini par imiter Odette lors d’un dîner. Un critique rapporte :
La maîtresse de la maison qui va me placer à côté d'elle me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu'avec des chrysanthèmes japonais mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d'œuvre […] 📖
Au travers de ces passages relatifs aux chrysanthèmes japonais, Proust se moque bien sûr moins du japonisme en lui-même que des vogues qui vont et qui viennent, et qui atteignent différemment les personnages.
Mais il en va autrement avec l’épisode de la salade japonaise.
Très estimé par le narrateur pour son intelligence et son bon goût, Swann paraît agacé par cette histoire de salade aux pommes de terre dont tout le monde parle. Face à son indifférence, Mme Cottard affecte aussi d’en être lassée :
Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué », ajouta-t-elle en voyant que Swann n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle aurait cru par une si brûlante actualité. 📖
C’est une salade dont la recette est donnée dans Francillon, la dernière pièce de théâtre d’Alexandre Dumas fils, qui lui-même semble se moquer du japonisme car lorsqu’on demande à Annette, qui a composé la salade, en quoi celle-ci est japonaise, il lui fait répondre :
Pour qu’elle ait un nom ; tout est japonais maintenant. 📖
Elle n’a en effet rien de japonais et illustre comme les gens de l’époque sont aussi friands de japonisme qu’ignorants de la culture nippone.
D’ailleurs, serait-ce cette même “salade japonaise” que fait servir Mme Verdurin lors de ce fameux dîner où elle fleurit sa table rien qu’avec des chrysanthèmes japonais ? Dans ce passage dans lequel on reconnaît le talent de pasticheur de Proust, le critique en fait l’éloge :
je ne sais pas beaucoup d'endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d'ivoire japonais […] 📖
Cela paraît peu appétissant quand on y réfléchit. De quoi se casser une dent !
Un autre symptôme de cette ignorance de la culture japonaise peut être lu dans l’association d’idées courante à l’époque entre Japon et sexualité, que l’on retrouve dans La Recherche.
Par exemple, lorsque le narrateur parle de cultiver le plaisir et d’attiser l’amour d’une femme, il dit :
… nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d'entretenir plus vivace l'inclination qu'elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. 📖
Mais surtout, il croit voir un signe de la maturité sexuelle d’Albertine lorsqu’il l’entend prononcer le mot “mousmé” — terme qui signifie “jeune femme japonaise” mais familièrement employé à l’époque pour dire “fille facile”, sans doute à cause de l’imaginaire autour des geishas :
« Oui, me répondit Albertine, elle a l'air d'une petite mousmé. » De toute évidence, quand j'avais connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il […] me parut révélateur sinon d'une initiation extérieure, au moins d'une évolution interne. 📖
Lorsque Albertine emménage finalement chez lui, il lui fait faire des robes de chambres de soie japonaise.
De son côté, une fois mariée et sa vie de cocotte derrière elle, Odette renie son ancienne décoration et tous des bibelots asiatiques et préfère un style 18ᵉ siècle, et même…
Maintenant c'était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu'Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau […] 📖