Tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Dans le salon de la marquise de Villeparisis, tous les invités se sont rassemblés auprès d’elle. Chacun semble chercher un bon mot à dire sur les fleurs qu’elle est en train de peindre. Legrandin, un ingénieur jugé snob par la famille du narrateur, tombe dans la flatterie ; un historien se trompe dans la variété des fleurs puis tente de se rattraper ; puis le duc de Châtellerault et l’archiviste de la marquise s’entremêlent à la conversation. En faisant état de sa relation avec une fleuriste, la marquise n’échappe pas plus qu’eux au ridicule. Seule sa nièce, la duchesse de Guermantes, se distingue en reconnaissant les fleurs de pommier :
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
« Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derrière vous Pisanello et Van Huysum, leur herbier minutieux et mort. »
Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'être préféré à ses rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
« Ce qui vous fait cet effet-là, c'est qu'ils peignaient des fleurs de ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science.
— Ah ! des fleurs de ce temps-là, comme c'est ingénieux, s'écria Legrandin.
— Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier… ou des roses de mai », dit l'historien de la Fronde […]
« Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s'adressant à sa tante.
— Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs.
— Ah ! oui, c'est vrai ! mais je croyais que la saison des pommiers était déjà passée, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser.
— Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines », dit l'archiviste qui, gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au courant des choses de la campagne.
« Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance. En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'après le 20 mai.
— Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la fièvre des foins, c'est épatant.
— La fièvre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit l'historien.
— C'est la maladie à la mode, dit l'archiviste. […]
« Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoyé ces branches-là en me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères, dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des branches de pommier. Mais j'ai beau être une vieille dame, je connais du monde, j'ai quelques amis », ajouta-t-elle en souriant, par simplicité, crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du piquant à tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste quand on avait d'aussi grandes relations. 📚