Revoir des tableaux d'Elstir
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Amoureux de la duchesse de Guermantes, le jeune narrateur cherche à tout prix à être reçu chez elle. À cette fin, il demande de façon alambiquée à son ami Robert de Saint-Loup — qui n’est autre que le neveu de la duchesse — d’intercéder en sa faveur sous le motif qu’il voudrait admirer les tableaux d’Elstir qu’elle possède chez elle. Ce n’est en réalité qu’un demi prétexte car il s’agit de son peintre préféré :
Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu'il vînt à Paris. Or, ce prétexte me fut fourni par le désir que j'avais de revoir des tableaux d'Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu à Balbec. Prétexte où il y avait d'ailleurs quelque vérité car si, dans mes visites à Elstir, j'avais demandé à sa peinture de me conduire à la compréhension et à l'amour de choses meilleures qu'elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage […], maintenant au contraire, c'était l'originalité, la séduction de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout voir, c'était d'autres tableaux d'Elstir.
Il me semblait d'ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient quelque chose d'autre que les chefs-d'œuvre de peintres même plus grands. Son œuvre était comme un royaume clos, aux frontières infranchissables […] Collectionnant avidement les rares revues où on avait publié des études sur lui, j'y avais appris que ce n'était que récemment qu'il avait commencé à peindre des paysages et des natures mortes, mais qu'il avait commencé par des tableaux mythologiques […], puis avait été longtemps impressionné par l'art japonais.
[…] Or, trois œuvres importantes […] étaient désignées dans l'une de ces revues comme appartenant à Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme sincèrement que le soir où Saint-Loup m'avait annoncé le voyage de son amie à Bruges je pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter comme à l'improviste :
« Écoute, tu permets ? Dernière conversation au sujet de la dame dont nous avons parlé. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j'ai connu à Balbec ?
— Mais, voyons, naturellement.
— Tu te rappelles mon admiration pour lui ?
— Très bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre.
— Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison accessoire pour laquelle je désirerais connaître ladite dame, tu sais toujours bien laquelle ?— Mais oui ! que de parenthèses !
— C'est qu'elle a chez elle au moins un très beau tableau d'Elstir.
— Tiens, je ne savais pas.
— Elstir sera sans doute à Balbec à Pâques, vous savez qu'il passe maintenant presque toute l'année sur cette côte. J'aurais beaucoup aimé avoir vu ce tableau avant mon départ. Je ne sais si vous êtes en termes assez intimes avec votre tante : ne pourriez-vous, en me faisant assez habilement valoir à ses yeux pour qu'elle ne refuse pas, lui demander de me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas là ?
— C'est entendu, je réponds pour elle, j'en fais mon affaire.
— Robert, comme je vous aime. 📚