De belles robes blanches au coin des allées
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le monde
est devenu
un cerisier en fleursRyōkan (1758-1831)
C’est le printemps. Tandis que les arbres parisiens sont toujours dans leur tenue d’hiver, le narrateur est émerveillé de voir des arbres fruitiers en fleurs dans tous les jardins d’un village de banlieue où il se rend en compagnie de son ami Robert de Saint-Loup. Tantôt les fleurs blanches des arbres évoquent de la neige au narrateur, tantôt des jeunes filles en toilette de première communion. En attendant Saint-Loup qui rejoint sa maîtresse, le narrateur s’attarde à regarder les jardins ; il aperçoit aussi de vraies jeunes filles aux fenêtres des maisons mais semble plus intéressé par les lilas suspendus dans les feuillages. Puis il poursuit son chemin vers une prairie où une autre surprise l’attend :
Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C'était comme une des fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu'on vient de très loin contempler à époques fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n'étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'était de la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante, comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion. […]
Pour arriver à la maison qu'elle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers ; sans doute vides et inhabités hier encore comme une propriété qu'on n'a pas louée, ils étaient subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allées.
« Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique, me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller la chercher. »
En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d'un petit étage, çà et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux jusqu'à leur entresol de verdure. […] Je pris un sentier qui aboutissait à une prairie. Un air froid y soufflait, vif comme à Combray ; mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde […], n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées d'argent par les rayons. 📚