Fleurir en plein ciel
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann
Chers fidèles lecteurs, chers nouveaux lecteurs,
De retour d’un voyage émouvant au Japon, j’ai eu envie de relier, d’une façon ou d’une autre, ma passion pour Proust avec ma découverte récente du Japon.
Je vous propose donc d’explorer avec moi, pour quelques semaines, les éléments empruntés à la culture japonaise et les allusions au japonisme dans À la recherche du temps perdu. Nous avions déjà commencé avant mon départ, lorsque le narrateur admirait des pommiers en fleurs à Balbec.
Une belle surprise vous attendra à la fin de ce périple !
Merci pour votre lecture,
Sandrine
Les jours de beau temps, le jeune narrateur part en promenade avec ses parents en direction de la demeure du duc et de la duchesse de Guermantes. En remontant le cours de la Vivonne, le côté de Guermantes offre pour le narrateur “l’idéal du paysage de rivière”. Il décrit avec poésie la beauté des jardins de nymphéas et celle de l’eau des étangs — tantôt vert sombre, tantôt bleu-violet —, couleurs si mystérieuses que les fleurs flottantes ressemblent parfois à des papillons posés sur l'eau, ou à des fleurs sur un parterre de ciel :
Bientôt le cours de la Vivonne s'obstrue de plantes d'eau. […] il traverse une propriété dont l'accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu'il y a d'infini – dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel. 📚