Regarder le ciel entre les fleurs
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe
De nouveau en villégiature à Balbec, un jour de beau temps, le narrateur décide de revoir Albertine dont il avait fait la connaissance l’été dernier. Elle est restée indissociable dans son esprit — avec la bande de jeunes filles dont elle faisait partie — des joies de “la vie des bains de mer” qui avaient enchanté son séjour. Malheureusement, la jeune fille n’est pas aussi gaie que dans son souvenir. Le narrateur se console en promenade lorsqu’il croise sur son chemin un autre genre d’enchantement — celle de pommiers en fleurs :
[…] un jour je me décidai à faire dire à Albertine que je la recevrais prochainement. C'est un matin de grande chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux, m'avaient décrit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petites vagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur […] Aussitôt j'avais désiré de réentendre le rire d'Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Balbec ; et j'avais résolu d'envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaine prochaine […] Mais le jour où Albertine vint, le temps s'était de nouveau gâté et rafraîchi, et d'ailleurs je n'eus pas l'occasion d'entendre son rire ; elle était de fort mauvaise humeur. « Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je tâcherai de ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d'un mois. Il n'y a personne. Si vous croyez que c'est folichon. » Malgré la pluie récente et le ciel changeant à toute minute, après avoir accompagné Albertine jusqu'à Épreville, […] je partis me promener seul vers cette grande route que prenait la voiture de Mme de Villeparisis quand nous allions nous promener avec ma grand-mère ; des flaques d'eau que le soleil qui brillait n'avait pas séchées, faisaient du sol un vrai marécage […] Mais dès que je fus arrivé à la route ce fut un éblouissement. Là où je n'avais vu avec ma grand-mère, au mois d'août, que les feuilles […] des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d'un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu'on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l'horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d'estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s'écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. […] Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c'eût été un amateur d'exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. […] Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l'horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l'averse qui tombait : c'était une journée de printemps. 🌸
Une Page de Proust prend des vacances et reviendra en mai 🌸 Bonne lecture et à bientôt !