Je trouvais du charme à ces instants inutiles
Série Rêve de Japon - À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Au Grand hôtel de Balbec, depuis la fenêtre de sa chambre, le narrateur est souvent saisi par la beauté du tableau toujours changeant formé par le ciel et de la mer. Sauf lorsqu’il est prévu qu’il sorte dîner au restaurant de Rivebelle. Il est alors tout affairé à se préparer en vue de plaire aux jeunes femmes qu’il espère retrouver au restaurant. Si le vol vif des oiseaux l’empêche de sombrer dans une totale indifférence pour le paysage, peu lui importe que le soleil couchant donne à la vue des impressions d’estampes japonaises. Il ressent plus de plaisir à l’idée de se préparer longuement, tout en anticipant sa soirée :
[…] dans ma chambre, tout occupé des jeunes filles que j'avais vues passer, je n'étais plus dans des dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se produire en moi des impressions vraiment profondes de beauté. L'attente du dîner à Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore et ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que j'allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant illuminé, était incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n'avait pas monté comme un jet d'eau, comme un feu d'artifice de vie, unissant l'intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j'avais devant les yeux, j'aurais pu croire qu'ils n'étaient qu'un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu'on montrait arbitrairement dans l'endroit où je me trouvais et sans qu'elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c'était une exposition d'estampes japonaises : à côté de la mince découpure du soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d'un rose tendre que je n'avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s'enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu'on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d'un amateur ou d'une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : « C'est curieux, ce coucher de soleil, c'est différent, mais enfin j'en ai déjà vu d'aussi délicats, d'aussi étonnants que celui-ci. » […] Je me mettais debout un instant et avant de m'étendre de nouveau, je fermais les grands rideaux. […] Je me disais : « Il est temps » ; je m'étirais sur le lit, je me levais, j'achevais ma toilette ; et je trouvais du charme à ces instants inutiles, allégés de tout fardeau matériel, où tandis qu'en bas les autres dînaient, je n'employais les forces accumulées pendant l'inactivité de cette fin de journée qu'à sécher mon corps, à passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir telle femme que j'avais remarquée la dernière fois à Rivebelle, qui avait paru me regarder, n'était peut-être sortie un instant de table que dans l'espoir que je la suivrais […] 📚