Ayant appris le mot tocard
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Amoureux de Gilberte Swann, le jeune narrateur est fréquemment invité par sa mère, Odette, pour prendre le thé. Les autres invités, comme Mme Cottard, qui ont connu Odette avant son mariage avec Charles Swann, peuvent s’étonner du contraste entre la décoration de son ancien appartement avec celle de sa nouvelle résidence. Presque tous ses objets asiatiques ou exotiques en général, ses animaux en pierre précieuse qui peuplaient son salon, et même ses chrysanthèmes et ses robes du Japon, tout cela a laissé la place à une décoration de style 18ᵉ siècle. Si elle juge à présent ses anciennes possessions de mauvais goût, vestiges de son désir de créer une atmosphère mystérieuse, elle a gardé son habitude d’user d’anglicismes :
Si, au moment de quitter Mme Swann quand son « thé » finissait, je pensais à ce que j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard, elle, en s'en allant, avait eu des pensées d'un caractère tout différent. Faisant sa « petite inspection », elle n'avait pas manqué de féliciter Mme Swann sur les meubles nouveaux, les récentes « acquisitions » remarquées dans le salon. Elle pouvait d'ailleurs y retrouver quoique en bien petit nombre quelques-uns des objets qu'Odette avait autrefois dans l'hôtel de la rue La Pérouse, notamment ses animaux en matières précieuses, ses fétiches.
Mais Mme Swann, ayant appris d'un ami qu'elle vénérait le mot « tocard » – lequel lui avait ouvert de nouveaux horizons parce qu'il désignait précisément les choses que quelques années auparavant elle avait trouvées « chic » – toutes ces choses-là successivement avaient suivi dans leur retraite le treillage doré qui servait d'appui aux chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à lettres à couronne […] D'ailleurs dans le désordre artiste, dans le pêle-mêle d'atelier, des pièces aux murs encore peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes que possible des salons blancs que Mme Swann eut un peu plus tard, l'Extrême-Orient reculait de plus en plus devant l'invasion du XVIIIe siècle ; et les coussins que, afin que je fusse plus « confortable », Mme Swann entassait et pétrissait derrière mon dos étaient semés de bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois. Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent […], elle était entourée de Saxe (aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu'à dire à propos de tout : C'est joli, cela ressemble à des fleurs de Saxe) ; elle redoutait pour eux, plus encore que jadis pour ses magots et ses potiches, le toucher ignorant des domestiques auxquels elle faisait expier les transes qu'ils lui avaient données par des emportements auxquels Swann, maître si poli et doux, assistait sans en être choqué. […] Maintenant c'était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu'Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l'écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se prélassait, s'ébattait avec un tel air de bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu'elle semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d'un cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le « tub » et le « footing », pour contenter les exigences de sa physionomie et les raffinements de son hygiène. 📚