Le goût d'un luxe secret
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Le narrateur se souvient du temps où il était invité régulièrement chez Odette Swann. Avec son jardin d’hiver luxuriant, la demeure d’Odette était typique de l’époque et tout en contraste avec la décoration florale minimaliste de celle depuis laquelle écrit le narrateur. La passion d’Odette pour les fleurs et pour la botanique trouve une autre origine dans son passé de demi-mondaine. Sa vie secrète d’alors, ponctuée par les visites de ses amants chez elle, l’obligeait à vivre dans un luxe purement intime, aussi caché que ses relations, cultivant en elle un goût sincère pour les occupations raffinées, comme effeuiller des fleurs dans une coupe d’eau :
Le « jardin d'hiver », que dans ces années-là le passant apercevait d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'appartement n'était pas à un niveau trop élevé au-dessus du trottoir, […] contraste avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI d'aujourd'hui – une rose ou un iris du Japon dans un vase de cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur de plus –, il semble, à cause de la profusion des plantes d'appartement qu'on avait alors et du manque absolu de stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante et délicieuse passion pour la botanique qu'à un froid souci de morte décoration. […]
Il y avait une autre raison […] pour laquelle les fleurs n'avaient pas qu'un caractère d'ornement dans le salon de Mme Swann et cette raison-là ne tenait pas à l'époque, mais en partie à l'existence qu'avait menée jadis Odette. Une grande cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour ses amants, c'est-à-dire chez elle, ce qui peut la conduire à vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme on voit et qui certes peuvent lui paraître, à elle aussi, avoir de l'importance, sont celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point culminant de sa journée est celui non pas où elle s'habille pour le monde, mais où elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi élégante en robe de chambre […] qu'en toilette de ville. […] Ce genre d'existence impose l'obligation, et finit par donner le goût, d'un luxe secret, c'est-à-dire bien près d'être désintéressé. Mme Swann l'étendait aux fleurs. Il y avait toujours près de son fauteuil une immense coupe de cristal remplie entièrement de violettes de Parme ou de marguerites effeuillées dans l'eau, et qui semblait témoigner aux yeux de l'arrivant de quelque occupation préférée et interrompue, […] si bien qu'on avait envie de s'excuser en voyant les fleurs étalées là, comme on l'eût fait de regarder le titre du volume encore ouvert qui eût révélé la lecture récente, donc peut-être la pensée actuelle d'Odette. Et plus que le livre, les fleurs vivaient ; on était gêné si on entrait faire une visite à Mme Swann de s'apercevoir qu'elle n'était pas seule, […] tant y tenaient une place énigmatique et se rapportant à des heures de la vie de la maîtresse de maison qu'on ne connaissait pas, ces fleurs qui n'avaient pas été préparées pour les visiteurs d'Odette mais comme oubliées là par elle, avaient eu et auraient encore avec elle des entretiens particuliers qu'on avait peur de déranger et dont on essayait en vain de lire le secret, en fixant des yeux la couleur délavée, liquide, mauve et dissolue des violettes de Parme. 📚