Un manger finement mijoté
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 7 : le Temps retrouvé
Années après années, le narrateur s’est désespéré de ne pas avoir réussi à concrétiser son rêve d’écrire un livre. Mais lorsqu’il lit un passage — qu’il nous retranscrit — du Journal des Goncourt, il regrette moins son absence de talent pour la littérature car il juge celle-ci décevante, incapable, comme il le croyait, de révéler la vérité. Dans ce passage satirique où l’on reconnaît le talent de pasticheur de Marcel Proust l’auteur, le critique décrit avec renfort de détails un dîner chez M. et Mme Verdurin. Malgré la surenchère de raffinement de sa table, cette dernière insiste sur le désintérêt qu’éprouve son mari pour le luxe :
La maîtresse de la maison qui va me placer à côté d'elle me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu'avec des chrysanthèmes japonais mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d'œuvre […] Il y a là Cottard le docteur, sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en of qui m'échappe […] Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d'hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c'est Brichot, l'universitaire. […] Nous passons à table et c'est alors un extraordinaire défilé d'assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d'œuvre de l'art du porcelainier […] – des assiettes des Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée […] d'un vol de martins-pêcheurs et de grues […] – des assiettes de Saxe, plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement, à l'anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une tulipe, au rococo d'un œillet ou d'un myosotis, – des assiettes de Sèvres, engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d'or […], – enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c'est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là-dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n'en ont jamais dans les plus grands dîners […] Même le foie gras n'a aucun rapport avec la fade mousse qu'on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d'endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d'ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d'ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l'eau sur le poisson qu'elles viennent de pêcher. […]. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n'en possède pas à l'heure actuelle derrière ses vitrines : “On voit bien que vous ne le connaissez pas”, me jette mélancolieusement la maîtresse de maison. Et elle me parle de son mari comme d'un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, “un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela”, d'un maniaque qui aurait plutôt l'appétit d'une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d'une ferme normande. 📚