« Elle a l'air d'une petite mousmé »
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
L’été dernier à Balbec, le jeune narrateur s’est fait éconduire par Albertine Simonet. Le temps a passé et lorsqu’ils se retrouvent à Paris dans la chambre du narrateur — souffrant, cette fois c’est lui qui est au lit — il redevient optimiste car il a remarqué qu’Albertine comptait de nouveaux mots et expressions dans son vocabulaire. Elle va même jusqu’à parler de “mousmé”, terme qui signifie “jeune femme japonaise” mais familièrement employé pour dire “fille facile”. Ce sont autant d’indices pour le narrateur qu’Albertine a changé ; elle n’est sans doute plus l’innocente jeune fille qu’elle paraissait à Balbec. Aussi espère-t-il qu’elle réagira différemment à son désir :
Voulant et n'osant m'assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu'elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore.
[…] si l'on m'avait demandé sur quoi – au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse – se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles, j'aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due […] à l'apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l'acception qu'elle leur donnait maintenant. […] pour dire du golf de Fontainebleau qu'il était élégant, elle déclara :
« C'est tout à fait une sélection. »
À propos d'un duel que j'avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix » […] Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu'à prononcer […] que depuis qu'elle avait vu Gisèle il s'était passé un certain « laps de temps ». Ce n'est pas qu'Albertine ne possédât déjà quand j'étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu'on est issu d'une famille aisée […] Mais justement […] « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu'il le serait, accompagné de l'adjectif « naturelle », avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Darwin. […] Enfin m'apparut l'évidence de bouleversements que je ne connaissais pas […] quand Albertine me dit, avec la satisfaction d'une personne dont l'opinion n'est pas indifférente :
« C'est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux… J'estime que c'est la meilleure solution, la solution élégante. »
C'était si nouveau […] que, dès les mots « à mon sens », j'attirai Albertine, et à « j'estime » je l'assis sur mon lit. […] Albertine n'était plus la même, donc elle n'agirait peut-être pas, ne réagirait pas de même. […] Comme […] je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d'une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de même assez jolie : « Oui, me répondit Albertine, elle a l'air d'une petite mousmé. » De toute évidence, quand j'avais connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il […] me parut révélateur sinon d'une initiation extérieure, au moins d'une évolution interne. Malheureusement, il était l'heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu'elle rentrât à temps pour son dîner […] Mais devant « mousmé » ces raisons tombèrent, et je me hâtai de dire :
« Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.
— Vraiment !
— Je vous assure. »