La pauvreté plus généreuse que l'opulence
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 5 : La Prisonnière
Albertine a emménagé pour quelque temps chez le narrateur. Leur voisine n’est autre que la duchesse de Guermantes, dont l’élégance des tenues fascinent Albertine, tout autant que le narrateur qui s’efforce de lui offrir des vêtements et accessoires similaires. Le désir d’Albertine pour ces objets — qu’elle connait dans les moindres détails comme un passionné d’art — contraste avec l’indifférence et l’ennui qu’éprouvent les femmes riches (se figure le narrateur), comblées sans avoir eu le temps de désirer ces choses car elles peuvent les obtenir facilement. Si Albertine devient peu à peu une femme aussi élégante que la duchesse, son enthousiasme demeurera sans doute intact parce qu’elle a passionnément aimé une par une chaque chose qu’elle possède :
Albertine revenait auprès de moi ; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont j'avais demandé la description à Mme de Guermantes […] Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants, […] pareils à ceux que par la fenêtre du salon elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules, certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla […]
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne aux femmes bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette, et qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces choses, moi, parce qu'en les faisant faire je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme ces étudiants connaissant tout d'avance des tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui la promenade dans un musée n'étant précédée d'aucun désir donne seulement une sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui. Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui caractérisent le désir, […] – et pour moi qui étais allé chez Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable façon du grand faiseur – une importance, un charme qu'ils n'avaient certes pas pour la duchesse, rassasiée avant même d'être en état d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses ennuyeuses tournées chez les couturières. Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la plus jolie, […] de ces choses elle commençait à avoir beaucoup. Mais peu importait du moment qu’elle les avait aimées d'abord et isolément. Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps, et qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées. 📚