La salade japonaise
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann
Charles Swann, un riche amateur d’art très estimé par le narrateur pour sa culture et sa discrétion, apprécie peu les Verdurin mais va régulièrement dîner chez eux pour fréquenter Odette. Les autres invités brillent peu à ses yeux, comme Forcheville ou Mme Cottard, aussi maladroite en société que son mari le Dr Cottard. Ce soir, Mme Cottard rebondit sur le mot de “salade” énoncé par la maîtresse de maison afin de faire une allusion à la dernière pièce de théâtre d’Alexandre Dumas, Francillon, dont tout le monde parle en ce moment parce qu’il y est donné la recette d’une “salade japonaise”. Elle se heurte à l’indifférence et à la lassitude de Swann, peut-être car cette salade aux pommes de terre n’a rien de japonais et illustre comme les gens de l’époque sont aussi friands de japonisme qu’ignorants de la culture nippone :
— Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari mange aussi ; redonnez de la sole normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas si pressés, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade. »
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer d'assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait qu'il aurait du succès, cela la mettait en confiance, et ce qu'elle en faisait était moins pour briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
« Ce n'est pas de la salade japonaise ? » dit-elle à mi-voix en se tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l'à-propos et de la hardiesse qu'il y avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et retentissante pièce de Dumas, elle éclata d'un rire charmant d'ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu'elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. « Qui est cette dame ? Elle a de l'esprit », dit Forcheville.
« Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.
— Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à Swann, mais je n'ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est déjà allé (je me rappelle même qu'il m'a dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j'avoue que je n'ai pas trouvé raisonnable qu'il louât des places pour y retourner avec moi. […] Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué », ajouta-t-elle en voyant que Swann n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle aurait cru par une si brûlante actualité. « Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j'ai une de mes amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu'elle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu'Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n'étais pas des élues. Mais elle nous l'a raconté tantôt, à son jour ; il paraît que c'était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter », dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave. 📚