Pétrir des coussins de soie japonaise
Série Rêve de Japon - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann
Lorsque Odette reçoit Charles Swann pour la première fois chez elle, celui-ci apprécie les couleurs chaleureuses que propagent des chrysanthèmes dans l’entrée du salon, bien qu’il déteste cette nouvelle mode des chrysanthèmes japonais qui n’en est pourtant qu’à ses débuts. Odette les affectionne tout particulièrement, comme ses précieux objets japonais et exotiques en général. Si elle fait mine de les manipuler avec désinvolture, elle accorde une grande importance à la décoration de son salon et à l'éclairage pour créer une mise en scène intime et mystérieuse :
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d'Odette […], un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d'où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie […], montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d'un étroit vestibule dont le mur quadrillé d'un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d'une […] rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l'année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d'orangé et de blanc […] Odette l'avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l'avait fait asseoir près d'elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d'immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit : « Vous n'êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arranger », et avec le petit rire vaniteux qu'elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu'elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes […] enfermées dans des potiches chinoises […], elle avait surveillé sévèrement du coin de l'œil le domestique pour voir s'il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu'en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l'effet d'ensemble de son salon eût été détruit […] Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées […] En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d'un bouquet d'orchidées, un dromadaire d'argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d'avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l'indécence des fleurs et d'éprouver un irrésistible désir d'aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu'elle appelait : « chéris ». 📚