Compilation des extraits de To the Lighthouse de Virginia Woolf publiés entre le 13 septembre et le 24 septembre 2021 :
(Retrouvez le pourquoi du comment plus bas 👇)
Un ami déloyal
Mr Bankes est agacé que les huit enfants de Mrs Ramsay tardent à descendre pour le dîner. Quelle perte de temps pense-t-il ! En attendant leur arrivée, Mrs Ramsay organise le repas tout en faisant la conversation avec lui — ils ont évoqué des amis perdus de vue. Bankes s’aperçoit de son indifférence à l’égard de Mrs Ramsay, pourtant son hôte et sa plus vieille amie :
Mrs Ramsay dut se détourner un instant pour dire un mot à la bonne, une histoire de plat à tenir au chaud. Voilà pourquoi il préférait dîner seul. Toutes ces interruptions l’agaçaient. Ma foi, songea William Bankes, conservant une attitude d’une exquise courtoisie […], tels sont les sacrifices qu’exigent les amis. Cela l’aurait blessée qu’il refuse de venir. Mais pour lui cela n’en valait pas la peine. Regardant sa main, il songea que s’il avait été seul il aurait déjà presque fini de dîner ; il aurait été libre de se mettre au travail. Oui, songea-t-il, c’est une perte de temps épouvantable. Les enfants continuaient d’arriver les uns après les autres. « J’aimerais que l’un d’entre vous fasse un saut jusqu’à la chambre de Roger », disait Mrs Ramsay. Que tout cela est donc dérisoire, que tout cela est fastidieux, pensa-t-il, à côté du reste – le travail. Il était assis là à pianoter sur la nappe alors qu’il aurait pu – lui apparut aussitôt une vue d’ensemble de son travail. Vrai, quelle perte de temps que tout ça ! Pourtant, se dit-il, c’est une de mes plus vieilles amies. Je suis censé être à sa dévotion. Pourtant là, en ce moment, sa présence ne signifiait absolument rien pour lui : sa beauté ne signifiait rien ; de l’avoir vue assise devant la fenêtre avec son petit garçon – rien, vraiment rien. Il avait seulement envie d’être seul et de continuer à lire cet excellent livre. Il se sentait mal à l’aise ; il se sentait déloyal, à l’idée de pouvoir être assis près d’elle sans rien éprouver à son égard. La vérité c’est qu’il n’appréciait pas la vie de famille. C’est dans ce genre de situation que l’on se demandait : Pour quoi vit-on ? À quoi bon, demandait-on, se donner tant de mal pour perpétuer la race humaine ? Est-ce tellement souhaitable ? Sommes-nous si séduisants en tant qu’espèce ? Pas tant que cela, se dit-il en regardant ces garçons plutôt négligés. […] Questions stupides, vaines questions, questions que l’on ne se posait jamais si l’on était occupé. [...] Mais voilà qu’il se posait ce genre de questions parce que Mrs Ramsay donnait des ordres aux domestiques, et aussi parce que, devant la surprise de Mrs Ramsay à l’idée que Carrie Manning existait toujours, il avait été frappé de constater que les amitiés, même les plus belles, sont choses fragiles. On se détache peu à peu. Il recommença à s’en vouloir. Il était assis à côté de Mrs Ramsay et il n’avait strictement rien à lui dire.
« Je suis vraiment désolée », dit Mrs Ramsay, se tournant enfin vers lui. Il se sentait rigide, racorni, comme une paire de chaussures qui ont séché après avoir pris l’eau, si bien qu’ensuite on a toutes les peines du monde à les enfiler. Il fallait pourtant qu’il les enfile. Il fallait qu’il se force à parler. S’il ne faisait pas très attention, elle découvrirait sa déloyauté ; s’apercevrait qu’il se souciait d’elle comme d’une guigne, et ce ne serait pas du tout agréable, pensa-t-il. Aussi inclina-t-il courtoisement la tête dans sa direction.
Un petit ruban de temps
Mrs Ramsay est en train de lire une histoire à son fils James, l’un de ses huit enfants. Elle est alors assaillie par une pensée récurrente, que regrette son mari : elle redoute que ses enfants grandissent et affrontent les problèmes de la vie — la vie, que dans l’intimité de son dialogue intérieur, elle juge souvent effrayante :
Oh ! mais elle ne voulait surtout pas que James grandisse si peu que ce soit […] Et, posant ses lèvres sur ses cheveux, elle pensa : il ne sera jamais aussi heureux, mais elle n’alla pas plus loin, se rappelant combien cela irritait son mari de l’entendre dire cela. Pourtant c’était vrai. [Leurs enfants] étaient plus heureux maintenant qu’ils ne le seraient de toute leur vie. Une dînette de dix pence faisait le bonheur de Cam pendant des jours. Elle les entendait galoper et caqueter au-dessus de sa tête dès leur réveil. Ils se précipitaient tout excités dans le couloir. Soudain la porte s’ouvrait et les voilà qui entraient, frais comme des roses, les yeux écarquillés, bien réveillés, comme si ce petit tour à la salle à manger après le petit déjeuner, qu’ils faisaient chaque jour de leur vie, représentait pour eux un véritable événement ; et ainsi de suite, une chose après l’autre, tout le long du jour, jusqu’au moment où elle montait leur dire bonsoir, et les trouvait bien bordés dans leurs petits lits comme des oiseaux pris au piège au milieu des cerises et des framboises, encore à inventer des histoires à propos d’une bêtise ou d’une autre […] Et donc elle redescendait et disait à son mari : Pourquoi faut-il qu’ils grandissent et perdent tout cela ? Jamais plus ils ne seront aussi heureux. Et cela l’irritait. Pourquoi voir la vie sous un jour aussi sombre ? disait-il. […] Non qu’elle-même fût « pessimiste », comme il l’en accusait. Simplement elle se disait : la vie – et aussitôt un petit ruban de temps se présentait à ses yeux, ses cinquante années. Elle était là devant elle – la vie. La vie, pensait-elle, mais n’allait pas au bout de sa pensée. Elle jetait un coup d’œil à la vie, car elle lui apparaissait alors assez clairement, quelque chose de réel, quelque chose d’intime, qu’elle ne partageait ni avec ses enfants ni avec son mari. Une sorte de transaction s’effectuait entre elles deux, la vie d’un côté et elle de l’autre, et chacune essayait toujours de l’emporter sur l’autre ; et il leur arrivait de parlementer (quand elle était assise toute seule) ; il y avait, se souvenait-elle, de grandes scènes de réconciliation ; mais curieusement, dans l’ensemble, il fallait bien reconnaître que cette chose qu’elle appelait la vie lui paraissait terrible, hostile, et prête à vous sauter à la gorge à la moindre occasion. Il y avait les problèmes éternels : la souffrance ; la mort ; les pauvres. Il y avait toujours une femme en train de mourir du cancer, même ici. Et pourtant elle avait dit à tous ces enfants : Il faut faire face. À huit personnes elle l’avait répété sans relâche […] C’est pourquoi, sachant ce qui les attendait – l’amour, l’ambition et l’angoisse de la solitude dans des lieux sinistres – elle se faisait souvent cette réflexion : Pourquoi faut-il qu’ils grandissent et perdent tout cela ? Et aussitôt elle se disait, brandissant son épée face à la vie : Sottises que tout cela. Ils seront parfaitement heureux.
« Très joli »
C’est la fin d’après-midi et Mr et Mrs Ramsay partent en promenade. Tandis que Mrs Ramsay inspecte les massifs de fleurs de leur jardin, ils évoquent chacun leurs inquiétudes concernant leurs enfants, en l’occurence Jasper et Andrew. Lorsqu’ils ne parlent pas, ils se perdent dans leurs pensées respectives ; celles de Mrs Ramsay s’attachent à souligner combien l’esprit de son mari, brillant universitaire, est différent du sien :
[…] Elle parla de Jasper qui tirait sur les oiseaux, et il répondit aussitôt, la tranquillisant instantanément, que c’était naturel chez un garçon, et qu’il trouverait sûrement d’ici peu de meilleures façons de se distraire. Son mari était si raisonnable, si juste. Aussi dit-elle : « Oui ; tous les enfants passent par des phases », et se mit à examiner les dahlias dans le grand massif […] Il ne regardait pas les fleurs que sa femme était en train d’examiner, mais un point situé une vingtaine de centimètres au-dessus d’elles. […] Ils poursuivirent ainsi leur promenade, en direction des tritomas. […] Ils firent une pause. Si seulement Andrew voulait bien l’écouter et travailler un peu plus. Faute de quoi il perdrait toute chance de décrocher une bourse d’études. « Oh, les bourses ! » dit-elle. Mr Ramsay trouva qu’elle était sotte de dire ça, à propos d’une chose aussi sérieuse qu’une bourse d’études. Il serait très fier d’Andrew s’il obtenait une bourse, dit-il. Elle serait tout aussi fière de lui dans le cas contraire, répondit-elle. Ils n’étaient jamais d’accord sur ce sujet, mais cela ne faisait rien. Elle aimait qu’il attache de l’importance aux bourses d’études, et il aimait qu’elle soit fière d’Andrew quoi qu’il fasse. […]
Ils tournèrent le dos à la vue et commencèrent à remonter bras dessus, bras dessous, le sentier bordé de plantes lancéolées d’un vert argenté. Son bras était presque semblable à celui d’un jeune homme, songea Mrs Ramsay, mince et ferme, et, songea-t-elle avec joie, comme il était fort encore, bien qu’il ait dépassé la soixantaine […] À vrai dire elle avait parfois l’impression qu’il n’était pas fait comme les autres hommes, qu’il était né aveugle, sourd et muet pour tout ce qui touchait à l’ordinaire, mais que, dans le domaine de l’extraordinaire, il était doté d’un œil d’aigle. Son intelligence la stupéfiait souvent. Mais remarquait-il les fleurs ? Non. Remarquait-il la vue ? Non. Remarquait-il même la beauté de sa propre fille, ou si son assiette contenait du dessert ou une tranche de rôti ? Assis à table avec eux il était comme dans un rêve. […] Seulement, pensa Mrs Ramsay, […] lui pressant légèrement le bras pour lui faire comprendre qu’il montait la pente trop vite pour elle […], seulement, pensa-t-elle, un grand esprit comme le sien devait différer en tous points des nôtres. [...] Et, levant les yeux, elle aperçut au-dessus des arbres minces le premier frémissement de la grande étoile palpitante, et eut envie d’attirer l’attention de son mari ; tant son plaisir à la regarder était intense. Mais elle se retint. Il ne regardait jamais les choses. Autrement, il se contenterait de dire : Pauvre petit monde, en poussant un de ses soupirs habituels.
Au même instant, il dit : « Très joli », pour lui faire plaisir, et fit semblant d’admirer les fleurs. Mais elle savait parfaitement qu’il ne les admirait pas, qu’il ne s’apercevait peut-être même pas qu’elles étaient là. C’était juste pour lui faire plaisir...
Sa part de mesquinerie
Tandis que Mrs Ramsay raconte une histoire à son fils James, elle regarde Mr Carmichael traverser le jardin. Comme chaque été, son époux l’a invité chez eux quelques jours. Parfaite maîtresse de maison, Mrs Ramsay s’enorgueillit que les gens se sentent à l’aise en sa présence et l’admirent volontiers pour sa beauté. Elle se vexe de constater qu’il en va tout autrement avec le taciturne Mr Carmichael :
Ce qui était sûr pour elle c’est que ce pauvre homme était malheureux, qu’il cherchait à s’évader en venant chez eux chaque année ; et pourtant chaque année, elle ressentait la même impression ; il n’avait pas confiance en elle. Elle disait : « Je vais à la ville. Voulez-vous que je vous achète des timbres, du papier, du tabac ? » et elle le sentait frémir. Il n’avait pas confiance en elle. […] Il ne lui racontait jamais rien. Mais qu’aurait-elle pu faire de plus ? On lui avait donné une chambre ensoleillée. Les enfants étaient gentils avec lui. Jamais elle ne manifestait la moindre impatience à son égard. En fait elle ne savait quoi inventer pour lui être agréable. Avez-vous besoin de timbres, avez-vous besoin de tabac ? Voici un livre qui pourrait bien vous plaire et ainsi de suite. Et après tout – après tout (là, imperceptiblement, elle se ressaisit physiquement, le sentiment de sa propre beauté, une fois n’est pas coutume, s’imposant à elle) – après tout, elle n’avait en général aucun mal à attirer la sympathie […] Toujours et en tout lieu, elle était bien forcée de le savoir, l’accompagnait le flambeau de sa beauté ; elle le portait bien droit dans chaque pièce où elle pénétrait ; et après tout, elle avait beau la dissimuler, et refuser le maintien monotone qu’elle lui imposait, sa beauté était manifeste. On l’avait admirée. On l’avait aimée. Elle avait pénétré dans des chambres mortuaires. Des larmes avaient coulé en sa présence. Des hommes, et des femmes aussi, oubliant pour un temps la complexité des choses, avaient connu auprès d’elle le soulagement de la simplicité. Ce recul instinctif la blessait. Il lui faisait de la peine. Mais cela n’était pas bien net, pas bien pur. Voilà ce qui la gênait, […] l’impression qu’elle avait en voyant passer Mr Carmichael, un livre sous le bras, traînant les pieds dans ses pantoufles jaunes et se bornant à hocher la tête en réponse à sa question, d’être tenue en suspicion ; et que tout ce désir qu’elle avait de donner, d’aider, n’était que vanité. Était-ce donc seulement pour satisfaire son amour-propre qu’elle souhaitait si instinctivement aider, donner, pour que les gens disent d’elle : « Ô Mrs Ramsay ! Chère Mrs Ramsay... Mrs Ramsay, bien sûr ! » et aient besoin d’elle, et fassent appel à elle et l’admirent ? N’était-ce pas secrètement cela qu’elle désirait, et donc quand Mr Carmichael l’évitait, comme en cet instant, et se sauvait dans un coin pour y composer ses éternels acrostiches, il ne se contentait pas de repousser son élan instinctif, il lui faisait encore prendre conscience de la part de mesquinerie qui était en elle, comme aussi dans les rapports humains, tellement imparfaits, tellement sordides, tellement égoïstes dans le meilleur des cas. Fanée et usée comme elle l’était, probablement incapable désormais (elle avait les joues creuses, les cheveux blancs) de charmer les regards, mieux valait qu’elle se concentre sur l’histoire du Pêcheur et sa Femme et apaise ainsi […] son fils James.
Un baume sur l’angoisse du moment
Les invités des Ramsay sont réunis pour le dîner et Mrs Ramsay veille à ce que chacun se sente à son aise. Elle échange des regards avec Lily Briscoe, une célibataire qui s’adonne entièrement à la peinture. Toutes deux ont remarqué le mal-être de Charles Tansley, un étudiant complexé par ses origines modestes. Il voudrait se mêler à la conversation mais Lily est décidée à ne pas l’aider, car il a tenu des propos misogynes plus tôt dans la journée :
[Charles Tansley] se sentait, déjà physiquement, horriblement mal à l’aise. Il voulait que quelqu’un lui donne l’occasion de s’affirmer. Ce désir était si pressant qu’il se mit à s’agiter sur sa chaise, à regarder tantôt l’un, tantôt l’autre, tenta de se mêler à leur conversation, ouvrit la bouche et aussitôt la referma. Ils en étaient à parler de l’industrie de la pêche. Pourquoi personne ne lui demandait-il son avis ? Que savaient-ils de l’industrie de la pêche ?
Lily Briscoe savait tout cela. […] Mais, se dit-elle, plissant ses yeux […] et se rappelant ses railleries à l’égard des femmes, « incapables de peindre, incapables d’écrire », pourquoi l’aiderais-je ? […] Aussi demeura-t-elle immobile et souriante.
« Vous n’avez tout de même pas l’intention d’aller au Phare, Lily ? dit Mrs Ramsay. Rappelez-vous le pauvre Mr Langley : il avait fait le tour du monde des douzaines de fois, mais il m’a raconté qu’il n’avait jamais autant souffert que le jour où mon mari l’a amené là-bas. Vous avez le pied marin, Mr Tansley ? » demanda-t-elle.
Mr Tansley brandit un marteau, le balança bien haut au-dessus de sa tête ; mais comprenant, au moment où il le laissait retomber, qu’il ne pouvait frapper ce papillon avec un tel instrument, il se borna à dire qu’il n’avait jamais été malade de sa vie. Mais cette seule phrase contenait, compact comme de la poudre à canon, le fait que son grand-père était pêcheur ; son père pharmacien ; qu’il avait fait son chemin tout seul sans rien devoir à personne ; qu’il en était fier ; qu’il était Charles Tansley – ce dont personne ici ne semblait se rendre compte ; mais un de ces jours tout un chacun le saurait. Il regardait loin devant lui d’un œil féroce. […]
« Voudrez-vous bien m’emmener, Mr Tansley ? » se hâta de demander gentiment Lily, car, évidemment, si Mrs Ramsay lui disait, et c’était bien le cas : « Je me noie, ma chère, dans une mer de feu. Si vous ne versez pas un baume sur l’angoisse du moment en disant quelque chose d’aimable à ce jeune homme assis là, la vie s’échouera sur les rochers […] » – quand Mrs Ramsay disait tout cela, comme le disait l’expression de son regard, évidemment il fallait bien que, pour la cent cinquantième fois, Lily Briscoe renonce à l’expérience – que se passe-t-il si l’on n’est pas aimable envers ce jeune homme assis là – et soit aimable.
Prompt à saisir son changement d’humeur – elle se montrait amicale à présent – il fut soulagé de son égotisme et lui raconta comment on le jetait à l’eau depuis une barque quand il était tout petit ; comment son père le repêchait avec une gaffe : c’est comme cela qu’il avait appris à nager. Un de ses oncles était gardien de phare sur quelque îlot rocheux au large de la côte écossaise, dit-il. Il s’y était trouvé avec lui pendant une tempête. Cela fut dit d’une voix forte pendant un silence. Ils furent obligés de l’écouter […] Ah, pensa Lily Briscoe, alors que la conversation prenait ce tour favorable et qu’elle sentait la gratitude de Mrs Ramsay (car Mrs Ramsay était libre à présent de parler un peu de son côté), ah, pensa-t-elle, mais que ne m’en a-t-il pas coûté pour vous donner cela ? Elle n’avait pas été sincère.
Elle avait recouru à l’artifice habituel – s’était montrée aimable.
Au phare
James Ramsay, six ans, est aux anges car demain il prendra le bateau pour se rendre au phare. Du moins c’est ce qu’il s’imagine, en découpant des images dans un catalogue sous l’oeil attendri de sa mère, car son père est d’un tout autre avis :
« Oui, bien sûr, s’il fait beau demain », dit Mrs Ramsay. « Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves à l’aurore. »
À ces mots, son fils ne se sentit plus de joie, comme s’il était entendu que l’expédition aurait lieu à coup sûr et que cette merveille qu’il attendait depuis des années et des années semblait-il, était enfin, passé une nuit d’obscurité et une journée de mer, à portée de sa main. Comme il appartenait déjà, à l’âge de six ans, au vaste clan de ceux dont les sentiments ont tendance à empiéter les uns sur les autres, et qui ne peuvent empêcher les perspectives d’avenir, leurs joies et leurs peines, de brouiller la réalité présente, […] James Ramsay, assis par terre à découper des illustrations dans le catalogue des « Army and Navy Stores », investit l’image d’un réfrigérateur […] d’un bonheur suprême. Elle était auréolée de joie. […] Tout en donnant l’image de la rigueur absolue et intraitable, avec son grand front, ses yeux bleus farouches, parfaitement francs et limpides, et ce léger froncement de sourcil […], […] sa mère, le regardant guider précisément ses ciseaux autour du réfrigérateur, l’imaginait siégeant au tribunal, tout de rouge et d’hermine vêtu, ou décidant de mesures difficiles et cruciales à un moment critique pour la nation.
« Mais », dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, « il ne fera pas beau. »
S’il avait eu une hache à sa portée, un tisonnier ou toute arme capable de fendre la poitrine de son père, de le tuer, là, sur-le-champ, James s’en serait emparé. C’était bien ce genre d’émotions extrêmes que Mr Ramsay, par sa seule présence, soulevait dans le cœur de ses enfants ; quand il se tenait là, comme en ce moment, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec ce sourire sarcastique qui […] traduisait la secrète vanité qu’il tirait de la rectitude de son jugement. Ce qu’il disait était vrai. C’était toujours vrai. Il était incapable de proférer une contrevérité ; ne transigeait jamais avec les faits ; ne modifiait jamais une parole désagréable pour satisfaire ou arranger âme qui vive, et surtout pas ses propres enfants qui, chair de sa chair, devaient savoir dès leur plus jeune âge que la vie est difficile ; les faits irréductibles ; et que la traversée jusqu’à cette terre fabuleuse où s’anéantissent nos plus belles espérances, où nos frêles esquifs s’abîment dans les ténèbres (là, Mr Ramsay se redressait, plissait ses petits yeux bleus et les fixait sur l’horizon), est un voyage qui exige avant tout courage, probité, et patience dans l’épreuve.
« Mais peut-être qu’il fera beau – je crois bien qu’il fera beau », dit Mrs Ramsay en tirant impatiemment sur le bas de couleur brun-rouge qu’elle était en train de tricoter.
Vous venez de lire le tout début de To the Lighthouse !
J’espère que ces quelques extraits vous auront donner envie de lire le livre en entier, que je vous recommande dans la traduction d’Anne Wicke des éditions Stock.
(N’existant pas en version numérique, j’ai utilisé le texte traduit par Françoise Pellan pour Folio que vous pouvez retrouver ici.)