Un petit ruban de temps
Une page de Virginia Woolf, extraite de To the Lighthouse
Mrs Ramsay est en train de lire une histoire à son fils James, l’un de ses huit enfants. Elle est alors assaillie par une pensée récurrente, que regrette son mari : elle redoute que ses enfants grandissent et affrontent les problèmes de la vie — la vie, que dans l’intimité de son dialogue intérieur, elle juge souvent effrayante :
Oh ! mais elle ne voulait surtout pas que James grandisse si peu que ce soit […] Et, posant ses lèvres sur ses cheveux, elle pensa : il ne sera jamais aussi heureux, mais elle n’alla pas plus loin, se rappelant combien cela irritait son mari de l’entendre dire cela. Pourtant c’était vrai. [Leurs enfants] étaient plus heureux maintenant qu’ils ne le seraient de toute leur vie. Une dînette de dix pence faisait le bonheur de Cam pendant des jours. Elle les entendait galoper et caqueter au-dessus de sa tête dès leur réveil. Ils se précipitaient tout excités dans le couloir. Soudain la porte s’ouvrait et les voilà qui entraient, frais comme des roses, les yeux écarquillés, bien réveillés, comme si ce petit tour à la salle à manger après le petit déjeuner, qu’ils faisaient chaque jour de leur vie, représentait pour eux un véritable événement ; et ainsi de suite, une chose après l’autre, tout le long du jour, jusqu’au moment où elle montait leur dire bonsoir, et les trouvait bien bordés dans leurs petits lits comme des oiseaux pris au piège au milieu des cerises et des framboises, encore à inventer des histoires à propos d’une bêtise ou d’une autre […] Et donc elle redescendait et disait à son mari : Pourquoi faut-il qu’ils grandissent et perdent tout cela ? Jamais plus ils ne seront aussi heureux. Et cela l’irritait. Pourquoi voir la vie sous un jour aussi sombre ? disait-il. […] Non qu’elle-même fût « pessimiste », comme il l’en accusait. Simplement elle se disait : la vie – et aussitôt un petit ruban de temps se présentait à ses yeux, ses cinquante années. Elle était là devant elle – la vie. La vie, pensait-elle, mais n’allait pas au bout de sa pensée. Elle jetait un coup d’œil à la vie, car elle lui apparaissait alors assez clairement, quelque chose de réel, quelque chose d’intime, qu’elle ne partageait ni avec ses enfants ni avec son mari. Une sorte de transaction s’effectuait entre elles deux, la vie d’un côté et elle de l’autre, et chacune essayait toujours de l’emporter sur l’autre ; et il leur arrivait de parlementer (quand elle était assise toute seule) ; il y avait, se souvenait-elle, de grandes scènes de réconciliation ; mais curieusement, dans l’ensemble, il fallait bien reconnaître que cette chose qu’elle appelait la vie lui paraissait terrible, hostile, et prête à vous sauter à la gorge à la moindre occasion. Il y avait les problèmes éternels : la souffrance ; la mort ; les pauvres. Il y avait toujours une femme en train de mourir du cancer, même ici. Et pourtant elle avait dit à tous ces enfants : Il faut faire face. À huit personnes elle l’avait répété sans relâche […] C’est pourquoi, sachant ce qui les attendait – l’amour, l’ambition et l’angoisse de la solitude dans des lieux sinistres – elle se faisait souvent cette réflexion : Pourquoi faut-il qu’ils grandissent et perdent tout cela ? Et aussitôt elle se disait, brandissant son épée face à la vie : Sottises que tout cela. Ils seront parfaitement heureux.