Sa part de mesquinerie
Une page de Virginia Woolf, extraite de To the Lighthouse
Tandis que Mrs Ramsay raconte une histoire à son fils James, elle regarde Mr Carmichael traverser le jardin. Comme chaque été, son époux l’a invité chez eux quelques jours. Parfaite maîtresse de maison, Mrs Ramsay s’enorgueillit que les gens se sentent à l’aise en sa présence et l’admirent volontiers pour sa beauté. Elle se vexe de constater qu’il en va tout autrement avec le taciturne Mr Carmichael :
Ce qui était sûr pour elle c’est que ce pauvre homme était malheureux, qu’il cherchait à s’évader en venant chez eux chaque année ; et pourtant chaque année, elle ressentait la même impression ; il n’avait pas confiance en elle. Elle disait : « Je vais à la ville. Voulez-vous que je vous achète des timbres, du papier, du tabac ? » et elle le sentait frémir. Il n’avait pas confiance en elle. […] Il ne lui racontait jamais rien. Mais qu’aurait-elle pu faire de plus ? On lui avait donné une chambre ensoleillée. Les enfants étaient gentils avec lui. Jamais elle ne manifestait la moindre impatience à son égard. En fait elle ne savait quoi inventer pour lui être agréable. Avez-vous besoin de timbres, avez-vous besoin de tabac ? Voici un livre qui pourrait bien vous plaire et ainsi de suite. Et après tout – après tout (là, imperceptiblement, elle se ressaisit physiquement, le sentiment de sa propre beauté, une fois n’est pas coutume, s’imposant à elle) – après tout, elle n’avait en général aucun mal à attirer la sympathie […] Toujours et en tout lieu, elle était bien forcée de le savoir, l’accompagnait le flambeau de sa beauté ; elle le portait bien droit dans chaque pièce où elle pénétrait ; et après tout, elle avait beau la dissimuler, et refuser le maintien monotone qu’elle lui imposait, sa beauté était manifeste. On l’avait admirée. On l’avait aimée. Elle avait pénétré dans des chambres mortuaires. Des larmes avaient coulé en sa présence. Des hommes, et des femmes aussi, oubliant pour un temps la complexité des choses, avaient connu auprès d’elle le soulagement de la simplicité. Ce recul instinctif la blessait. Il lui faisait de la peine. Mais cela n’était pas bien net, pas bien pur. Voilà ce qui la gênait, […] l’impression qu’elle avait en voyant passer Mr Carmichael, un livre sous le bras, traînant les pieds dans ses pantoufles jaunes et se bornant à hocher la tête en réponse à sa question, d’être tenue en suspicion ; et que tout ce désir qu’elle avait de donner, d’aider, n’était que vanité. Était-ce donc seulement pour satisfaire son amour-propre qu’elle souhaitait si instinctivement aider, donner, pour que les gens disent d’elle : « Ô Mrs Ramsay ! Chère Mrs Ramsay... Mrs Ramsay, bien sûr ! » et aient besoin d’elle, et fassent appel à elle et l’admirent ? N’était-ce pas secrètement cela qu’elle désirait, et donc quand Mr Carmichael l’évitait, comme en cet instant, et se sauvait dans un coin pour y composer ses éternels acrostiches, il ne se contentait pas de repousser son élan instinctif, il lui faisait encore prendre conscience de la part de mesquinerie qui était en elle, comme aussi dans les rapports humains, tellement imparfaits, tellement sordides, tellement égoïstes dans le meilleur des cas. Fanée et usée comme elle l’était, probablement incapable désormais (elle avait les joues creuses, les cheveux blancs) de charmer les regards, mieux valait qu’elle se concentre sur l’histoire du Pêcheur et sa Femme et apaise ainsi […] son fils James.
Toute cette semaine encore, vous recevrez des extraits de To the Lighthouse de Virginia Woolf. Retrouvez le pourquoi du comment plus bas👇