Un baume sur l’angoisse du moment
Une page de Virginia Woolf, extraite de To the Lighthouse
Les invités des Ramsay sont réunis pour le dîner et Mrs Ramsay veille à ce que chacun se sente à son aise. Elle échange des regards avec Lily Briscoe, une célibataire qui s’adonne entièrement à la peinture. Toutes deux ont remarqué le mal-être de Charles Tansley, un étudiant complexé par ses origines modestes. Il voudrait se mêler à la conversation mais Lily est décidée à ne pas l’aider, car il a tenu des propos misogynes plus tôt dans la journée :
[Charles Tansley] se sentait, déjà physiquement, horriblement mal à l’aise. Il voulait que quelqu’un lui donne l’occasion de s’affirmer. Ce désir était si pressant qu’il se mit à s’agiter sur sa chaise, à regarder tantôt l’un, tantôt l’autre, tenta de se mêler à leur conversation, ouvrit la bouche et aussitôt la referma. Ils en étaient à parler de l’industrie de la pêche. Pourquoi personne ne lui demandait-il son avis ? Que savaient-ils de l’industrie de la pêche ?
Lily Briscoe savait tout cela. […] Mais, se dit-elle, plissant ses yeux […] et se rappelant ses railleries à l’égard des femmes, « incapables de peindre, incapables d’écrire », pourquoi l’aiderais-je ? […] Aussi demeura-t-elle immobile et souriante.
« Vous n’avez tout de même pas l’intention d’aller au Phare, Lily ? dit Mrs Ramsay. Rappelez-vous le pauvre Mr Langley : il avait fait le tour du monde des douzaines de fois, mais il m’a raconté qu’il n’avait jamais autant souffert que le jour où mon mari l’a amené là-bas. Vous avez le pied marin, Mr Tansley ? » demanda-t-elle.
Mr Tansley brandit un marteau, le balança bien haut au-dessus de sa tête ; mais comprenant, au moment où il le laissait retomber, qu’il ne pouvait frapper ce papillon avec un tel instrument, il se borna à dire qu’il n’avait jamais été malade de sa vie. Mais cette seule phrase contenait, compact comme de la poudre à canon, le fait que son grand-père était pêcheur ; son père pharmacien ; qu’il avait fait son chemin tout seul sans rien devoir à personne ; qu’il en était fier ; qu’il était Charles Tansley – ce dont personne ici ne semblait se rendre compte ; mais un de ces jours tout un chacun le saurait. Il regardait loin devant lui d’un œil féroce. […]
« Voudrez-vous bien m’emmener, Mr Tansley ? » se hâta de demander gentiment Lily, car, évidemment, si Mrs Ramsay lui disait, et c’était bien le cas : « Je me noie, ma chère, dans une mer de feu. Si vous ne versez pas un baume sur l’angoisse du moment en disant quelque chose d’aimable à ce jeune homme assis là, la vie s’échouera sur les rochers […] » – quand Mrs Ramsay disait tout cela, comme le disait l’expression de son regard, évidemment il fallait bien que, pour la cent cinquantième fois, Lily Briscoe renonce à l’expérience – que se passe-t-il si l’on n’est pas aimable envers ce jeune homme assis là – et soit aimable.
Prompt à saisir son changement d’humeur – elle se montrait amicale à présent – il fut soulagé de son égotisme et lui raconta comment on le jetait à l’eau depuis une barque quand il était tout petit ; comment son père le repêchait avec une gaffe : c’est comme cela qu’il avait appris à nager. Un de ses oncles était gardien de phare sur quelque îlot rocheux au large de la côte écossaise, dit-il. Il s’y était trouvé avec lui pendant une tempête. Cela fut dit d’une voix forte pendant un silence. Ils furent obligés de l’écouter […] Ah, pensa Lily Briscoe, alors que la conversation prenait ce tour favorable et qu’elle sentait la gratitude de Mrs Ramsay (car Mrs Ramsay était libre à présent de parler un peu de son côté), ah, pensa-t-elle, mais que ne m’en a-t-il pas coûté pour vous donner cela ? Elle n’avait pas été sincère.
Elle avait recouru à l’artifice habituel – s’était montrée aimable.