« Très joli »
Une page de Virginia Woolf, extraite de To the Lighthouse
C’est la fin d’après-midi et Mr et Mrs Ramsay partent en promenade. Tandis que Mrs Ramsay inspecte les massifs de fleurs de leur jardin, ils évoquent chacun leurs inquiétudes concernant leurs enfants, en l’occurence Jasper et Andrew. Lorsqu’ils ne parlent pas, ils se perdent dans leurs pensées respectives ; celles de Mrs Ramsay s’attachent à souligner combien l’esprit de son mari, brillant universitaire, est différent du sien :
[…] Elle parla de Jasper qui tirait sur les oiseaux, et il répondit aussitôt, la tranquillisant instantanément, que c’était naturel chez un garçon, et qu’il trouverait sûrement d’ici peu de meilleures façons de se distraire. Son mari était si raisonnable, si juste. Aussi dit-elle : « Oui ; tous les enfants passent par des phases », et se mit à examiner les dahlias dans le grand massif […] Il ne regardait pas les fleurs que sa femme était en train d’examiner, mais un point situé une vingtaine de centimètres au-dessus d’elles. […] Ils poursuivirent ainsi leur promenade, en direction des tritomas. […] Ils firent une pause. Si seulement Andrew voulait bien l’écouter et travailler un peu plus. Faute de quoi il perdrait toute chance de décrocher une bourse d’études. « Oh, les bourses ! » dit-elle. Mr Ramsay trouva qu’elle était sotte de dire ça, à propos d’une chose aussi sérieuse qu’une bourse d’études. Il serait très fier d’Andrew s’il obtenait une bourse, dit-il. Elle serait tout aussi fière de lui dans le cas contraire, répondit-elle. Ils n’étaient jamais d’accord sur ce sujet, mais cela ne faisait rien. Elle aimait qu’il attache de l’importance aux bourses d’études, et il aimait qu’elle soit fière d’Andrew quoi qu’il fasse. […]
Ils tournèrent le dos à la vue et commencèrent à remonter bras dessus, bras dessous, le sentier bordé de plantes lancéolées d’un vert argenté. Son bras était presque semblable à celui d’un jeune homme, songea Mrs Ramsay, mince et ferme, et, songea-t-elle avec joie, comme il était fort encore, bien qu’il ait dépassé la soixantaine […] À vrai dire elle avait parfois l’impression qu’il n’était pas fait comme les autres hommes, qu’il était né aveugle, sourd et muet pour tout ce qui touchait à l’ordinaire, mais que, dans le domaine de l’extraordinaire, il était doté d’un œil d’aigle. Son intelligence la stupéfiait souvent. Mais remarquait-il les fleurs ? Non. Remarquait-il la vue ? Non. Remarquait-il même la beauté de sa propre fille, ou si son assiette contenait du dessert ou une tranche de rôti ? Assis à table avec eux il était comme dans un rêve. […] Seulement, pensa Mrs Ramsay, […] lui pressant légèrement le bras pour lui faire comprendre qu’il montait la pente trop vite pour elle […], seulement, pensa-t-elle, un grand esprit comme le sien devait différer en tous points des nôtres. [...] Et, levant les yeux, elle aperçut au-dessus des arbres minces le premier frémissement de la grande étoile palpitante, et eut envie d’attirer l’attention de son mari ; tant son plaisir à la regarder était intense. Mais elle se retint. Il ne regardait jamais les choses. Autrement, il se contenterait de dire : Pauvre petit monde, en poussant un de ses soupirs habituels.
Au même instant, il dit : « Très joli », pour lui faire plaisir, et fit semblant d’admirer les fleurs. Mais elle savait parfaitement qu’il ne les admirait pas, qu’il ne s’apercevait peut-être même pas qu’elles étaient là. C’était juste pour lui faire plaisir...