Un ami déloyal
Une page de Virginia Woolf, extraite de To the Lighthouse
Mr Bankes est agacé que les huit enfants de Mrs Ramsay tardent à descendre pour le dîner. Quelle perte de temps pense-t-il ! En attendant leur arrivée, Mrs Ramsay organise le repas tout en faisant la conversation avec lui — ils ont évoqué des amis perdus de vue. Bankes s’aperçoit de son indifférence à l’égard de Mrs Ramsay, pourtant son hôte et sa plus vieille amie :
Mrs Ramsay dut se détourner un instant pour dire un mot à la bonne, une histoire de plat à tenir au chaud. Voilà pourquoi il préférait dîner seul. Toutes ces interruptions l’agaçaient. Ma foi, songea William Bankes, conservant une attitude d’une exquise courtoisie […], tels sont les sacrifices qu’exigent les amis. Cela l’aurait blessée qu’il refuse de venir. Mais pour lui cela n’en valait pas la peine. Regardant sa main, il songea que s’il avait été seul il aurait déjà presque fini de dîner ; il aurait été libre de se mettre au travail. Oui, songea-t-il, c’est une perte de temps épouvantable. Les enfants continuaient d’arriver les uns après les autres. « J’aimerais que l’un d’entre vous fasse un saut jusqu’à la chambre de Roger », disait Mrs Ramsay. Que tout cela est donc dérisoire, que tout cela est fastidieux, pensa-t-il, à côté du reste – le travail. Il était assis là à pianoter sur la nappe alors qu’il aurait pu – lui apparut aussitôt une vue d’ensemble de son travail. Vrai, quelle perte de temps que tout ça ! Pourtant, se dit-il, c’est une de mes plus vieilles amies. Je suis censé être à sa dévotion. Pourtant là, en ce moment, sa présence ne signifiait absolument rien pour lui : sa beauté ne signifiait rien ; de l’avoir vue assise devant la fenêtre avec son petit garçon – rien, vraiment rien. Il avait seulement envie d’être seul et de continuer à lire cet excellent livre. Il se sentait mal à l’aise ; il se sentait déloyal, à l’idée de pouvoir être assis près d’elle sans rien éprouver à son égard. La vérité c’est qu’il n’appréciait pas la vie de famille. C’est dans ce genre de situation que l’on se demandait : Pour quoi vit-on ? À quoi bon, demandait-on, se donner tant de mal pour perpétuer la race humaine ? Est-ce tellement souhaitable ? Sommes-nous si séduisants en tant qu’espèce ? Pas tant que cela, se dit-il en regardant ces garçons plutôt négligés. […] Questions stupides, vaines questions, questions que l’on ne se posait jamais si l’on était occupé. [...] Mais voilà qu’il se posait ce genre de questions parce que Mrs Ramsay donnait des ordres aux domestiques, et aussi parce que, devant la surprise de Mrs Ramsay à l’idée que Carrie Manning existait toujours, il avait été frappé de constater que les amitiés, même les plus belles, sont choses fragiles. On se détache peu à peu. Il recommença à s’en vouloir. Il était assis à côté de Mrs Ramsay et il n’avait strictement rien à lui dire.
« Je suis vraiment désolée », dit Mrs Ramsay, se tournant enfin vers lui. Il se sentait rigide, racorni, comme une paire de chaussures qui ont séché après avoir pris l’eau, si bien qu’ensuite on a toutes les peines du monde à les enfiler. Il fallait pourtant qu’il les enfile. Il fallait qu’il se force à parler. S’il ne faisait pas très attention, elle découvrirait sa déloyauté ; s’apercevrait qu’il se souciait d’elle comme d’une guigne, et ce ne serait pas du tout agréable, pensa-t-il. Aussi inclina-t-il courtoisement la tête dans sa direction.