À Venise, la mère du narrateur part seule pour la gare vers la prochaine étape de leur voyage en Italie. Sur un coup de tête, le narrateur a décidé de ne pas l’accompagner afin de rester encore quelques jours à Venise, dans l’espoir d’une rencontre avec une femme qu’il désirait depuis longtemps. Seul et indécis sur une terrasse d’où lui parvient le chant d’un musicien, le narrateur perd subitement tout intérêt pour Venise :
Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis porter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un musicien chantait Sole mio. Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. […] La ville que j'avais devant moi avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples parties et quantités de marbre pareil à tout autre, et l'eau comme une combinaison d'hydrogène et d'azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des doges et de Turner. […] J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l'idée que j'avais de lui qu'un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, j'aurais su qu'en son essence il n'est pas Hamlet. […] Ma pensée sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de Sole mio, à chanter mentalement avec le chanteur […] Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, – par ce chant de désespoir que devenait Sole mio et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise […]
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète qu'on peut prédire […], mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus.
Ainsi s’achève ce cycle d’extraits sur le thème de Venise, qui j’espère vous a plu ! Si vous avez récemment rejoint la newsletter, vous pouvez retrouver les précédentes pages ici :
Premier désir de Venise (I, Du Côté de chez Swann)
Une robe couleur Venise (V, La Prisonnière)
Venise brisée (VI, Albertine disparue)
À la recherche des vénitiennes (VI, Albertine disparue)
Albertine avait raison (VI, Albertine disparue)
Magique Venise (VI, Albertine disparue)
En préparant les extraits, je me suis rendue compte que Venise était plus qu’une belle destination culturelle pour le narrateur : son désir de Venise incarne son besoin de liberté, et il nous parle finalement plus souvent de ce désir dans La Recherche qu’il ne décrit Venise en elle-même.
J’ai aussi remarqué que Venise avait perdu tout intérêt pour le narrateur à deux moments : lorsqu’il souffre de sa rupture soudaine avec Albertine et lorsque (dans l’extrait d’aujourd’hui) il se retrouve seul à Venise, angoissé de s’être fâché avec sa mère. L’envie de liberté du narrateur semble s’éteindre lorsqu’il ne se sent plus aimé, ce qui me fait penser que peut-être, du moins pour le narrateur, il n’y a plus de désir possible sans amour.