Las de sa vie commune avec Albertine, le narrateur s’est persuadé de son indifférence pour elle et de l’obstacle qu’elle représente pour ses désirs de voyager et d’aimer d’autres femmes. Il a pris la décision de rompre avec elle mais finalement, c’est Albertine qui rompt avec lui la première et disparaît totalement de sa vie.
De jour comme de nuit, chaque heure devient douloureuse pour le narrateur car tout ce qui l’entoure lui rappelle Albertine. Si tous ses souvenirs sont imprégnés d’Albertine, il réalise qu’il en est de même pour ses désirs — notamment celui de voir Venise — auquel il pensait qu’Albertine faisait obstacle :
Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, […] la pureté naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris, de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant pour mon imagination la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que j'y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où de Balbec à Incarville, d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour l'avenir – espoir bien plus déchirant qu'une crainte –, c'était d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma grand-mère. […] Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. […]
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l'échelle qualitative de leurs sonorités le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais […] ce n'était plus le désir des femmes mais l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage de les saisir, il n'y en avait plus une seule dont je ne me détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence. D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu.
En préparant les extraits de cette semaine, je me suis rendue compte que Venise était plus qu’une belle destination culturelle pour le narrateur : son désir de Venise incarne son besoin de liberté, et il nous parle plus souvent de ce désir qu’il ne décrit finalement Venise en elle-même… Mais dès lundi, nous retrouverons enfin le narrateur à Venise !