Une petite partie de l'universel amour
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Cela fait deux semaines que le narrateur a quitté Paris pour Doncières, où il est allé rejoindre son ami Robert, le neveu de la duchesse de Guermantes. Chaque soir, le narrateur se réjouit de retrouver Robert au restaurant mais souffre de ne plus voir autant qu’il le voudrait la duchesse dont il est amoureux. Il avait pris l’habitude de la suivre dans la rue, depuis qu’un soir, elle lui avait souri au théâtre :
Si un souvenir, un chagrin qu'on a, sont capables de nous laisser, au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j'avais peine à respirer : on aurait dit qu'une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d'amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d'un être est substitué aux viscères, il a l'air de tenir plus de place qu'eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d'être obligé de penser une partie de son corps ! […] Je regardais le ciel. S'il était clair, je me disais : « Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles, et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : “Une bonne nouvelle, ma tante vient de m'écrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici.” ». Ce n'est pas dans le firmament seul que je mettais la pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d'air un peu doux qui passait semblait m'apporter un message d'elle, comme jadis de Gilberte, dans les blés de Méséglise : on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s'efforce de les amener à plus de vérité, c'est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général, commun à toute l'humanité, avec lequel les individus et les peines qu'ils nous causent nous sont seulement une occasion de communier : ce qui mêlait quelque plaisir à ma peine, c'est que je la savais une petite partie de l'universel amour. […] Tout en m'acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze jours que je n'ai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu'à moi qui, quand il s'agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n'était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu'aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile d'une colline incertaine : d'un côté, je sentais que je pouvais descendre vers l'oubli ; de l'autre, j'étais emporté par le besoin de revoir la duchesse. Et j'étais tantôt plus près de l'un ou de l'autre, n'ayant pas d'équilibre stable.
Pourquoi j’ai aimé cet extrait :
L’amour n’est pas à un paradoxe près : on peut souffrir d’aimer quelqu’un à qui on n’a jamais parlé et qui nous ignore complètement.
On peut tant souffrir d’aimer que le réconfort de l'oubli peut nous tenter au bout de seulement deux semaines…
Et comme le narrateur qui reconnaît dans son amour pour la duchesse celui qu’il avait précédemment pour Gilberte, on peut sentir qu’un amour particulier participe en fait d’un amour plus grand, plus général.
À moins que ces paradoxes ne soient le propre de l’amour à sens unique, qui, n’ayant nulle part où fleurir, s’adresse à l’univers et tombe plus facilement dans l’oubli ?