Une balle dans la figure
Série Proust Olympique - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
À Balbec, le jeune narrateur passe le clair de son temps à jouer en compagnie d’une bande de jeunes filles insolentes et sportives. S’il s’est d’abord senti amoureux de toutes à la fois, puis a feint de préférer Andrée, ses sentiments se sont cristallisés sur Albertine. Lorsqu’il apprend que dans quelques jours, Albertine dormira dans le même hôtel que lui, le narrateur est plein d’espoir. Mais tandis qu’il se promène avec Andrée, bientôt rejoint par Octave, un joueur de golf, puis par Albertine, celle-ci discute avec eux tout en continuant à jouer au diabolo. Peut-être a-t-elle fait mine d’être absorbée par son jeu car une fois seule avec le narrateur, elle change d’attitude :
Environ un mois après le jour où nous avions joué au furet, on me dit qu'Albertine devait partir le lendemain matin pour aller passer quarante-huit heures chez Mme Bontemps et obligée de prendre le train de bonne heure viendrait coucher la veille au Grand-Hôtel […] J'en parlai à Andrée. « Je ne le crois pas du tout, me répondit Andrée d'un air mécontent. D'ailleurs cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu'Albertine ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l'hôtel. Ce ne serait pas protocolaire », ajouta-t-elle en usant d'un adjectif qu'elle aimait beaucoup, depuis peu, dans le sens « ce qui se fait ». « Je vous dis cela parce que je connais les idées d'Albertine. Moi, qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, que vous la voyiez ou non ? Cela m'est bien égal. »
Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire à Andrée le nombre de points qu'il avait faits la veille au golf, puis par Albertine qui se promenait en manœuvrant son diabolo comme une religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s'ennuyer. […] Le golf donne l'habitude des plaisirs solitaires. Celui que procure le diabolo l'est assurément. Pourtant après nous avoir rejoints Albertine continua à y jouer, tout en causant avec nous, comme une dame à qui des amies sont venues faire une visite ne s'arrête pas pour cela de travailler à son crochet. « Il paraît que Mme de Villeparisis, dit-elle à Octave, a fait une réclamation auprès de votre père […] Elle n'a du reste pas écrit seulement à votre père, mais en même temps au maire de Balbec pour qu'on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a envoyé une balle dans la figure.
— Oui, j'ai entendu parler de cette réclamation. C'est ridicule. Il n'y a déjà pas tant de distractions ici. »
Andrée ne se mêla pas à la conversation, elle ne connaissait pas, non plus d'ailleurs qu'Albertine ni Octave, Mme de Villeparisis. « Je ne sais pas pourquoi cette dame a fait toute une histoire, dit pourtant Andrée, la vieille Mme de Cambremer a reçu une balle aussi et elle ne s'est pas plainte. – Je vais vous expliquer la différence, répondit gravement Octave en frottant une allumette, c'est qu'à mon avis, Mme de Cambremer est une femme du monde et Mme de Villeparisis est une arriviste. Est-ce que vous irez au golf cet après-midi ? » et il nous quitta, ainsi qu'Andrée. Je restai seul avec Albertine. « Voyez-vous me dit-elle, j'arrange maintenant mes cheveux comme vous les aimez, regardez ma mèche. Tout le monde se moque de cela et personne ne sait pour qui je le fais. Ma tante va se moquer de moi aussi. Je ne lui dirai pas non plus la raison. » 📚