Ravie – heureuse – contente
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe
Lors d’une soirée chez Mme Verdurin, le narrateur profite d’une pause dans la conversation pour lire une lettre de la marquise douairière de Cambremer. Celle-ci l’invite à venir dîner dans sa propriété de Féterne. Dans sa façon d’écrire, remarque avec humour le narrateur, Mme de Cambremer observe parfaitement les conventions sociales en vigueur au sein de l’aristocratie— comme l’usage de la règle dite des trois adjectifs. Bien qu’elle redouble d’efforts pour paraître sincère, ses formulations sans cesse répétées deviennent si conventionnelles qu’elles semblent presque hypocrites :
Je profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d'œil sur la lettre que M. de Cambremer m'avait remise, et où sa mère m'invitait à dîner. Avec ce rien d'encre, l'écriture traduisait une individualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes […] Même un paralysé atteint d'agraphie après une attaque et réduit à regarder les caractères comme un dessin sans savoir les lire, aurait compris que Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille où la culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné un peu d'air aux traditions aristocratiques. […] C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. Mme de Cambremer me dit dans cette première lettre qu'elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu'il devait revenir avec un de ses amis […], et que si je voulais venir avec ou sans eux dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Peut-être était-ce parce que le désir d'amabilité n'était pas égalé chez elle par la fertilité de l'imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame, tenant à pousser trois exclamations, n'avait la force de donner dans la deuxième et la troisième qu'un écho affaibli de la première. Qu'il y eût eu seulement un quatrième adjectif et de l'amabilité initiale, il ne serait rien resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui n'avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l'habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l'air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer qu'il s'agissait en effet de quelque chose de sincère, elle rompait l'alliance conventionnelle qui eût mis « vrai » avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. » Malheureusement c'était tellement devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus l'impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens desquelles on ne songe plus. 📚