« Quel est donc votre emploi ? »
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe
Le narrateur compare le Grand-Hôtel de Balbec à une scène de théâtre, où le client serait comme un spectateur évoluant parmi des acteurs. Les employés de l’hôtel sont si nombreux, tels les membres d’un chœur au théâtre, que leur présence semble presque décorative :
Je comprenais très bien le charme que ce grand palace pouvait offrir à certaines personnes. Il était dressé comme un théâtre, et une nombreuse figuration l'animait jusque dans les cintres. Bien que le client ne fût qu'une sorte de spectateur, il était mêlé perpétuellement au spectacle, non même comme dans ces théâtres où les acteurs jouent une scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur se déroulait au milieu des somptuosités de la scène. Le joueur de tennis pouvait rentrer en veston de flanelle blanche, le concierge s'était mis en habit bleu galonné d'argent pour lui donner ses lettres. Si ce joueur de tennis ne voulait pas monter à pied, il n'était pas moins mêlé aux acteurs en ayant à côté de lui pour faire monter l'ascenseur le lift aussi richement costumé. Les couloirs des étages dérobaient une fuite de carriéristes et de courrières, belles sur la mer comme la frise des Panathénées, et jusqu'aux petites chambres desquelles les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaient par de savants détours. En bas, c'était l'élément masculin qui dominait et faisait de cet hôtel, à cause de l'extrême et oisive jeunesse des serviteurs, comme une sorte de tragédie judéo-chrétienne ayant pris corps et perpétuellement représentée. Aussi ne pouvais-je m'empêcher de me dire à moi-même, en les voyant, […] les vers de Racine […] d'Athalie : car dès le hall, ce qu'au XVIIe siècle on appelait les portiques, « un peuple florissant » de jeunes chasseurs se tenait, surtout à l'heure du goûter, comme les jeunes Israélites des choeurs de Racine. Mais je ne crois pas qu'un seul eût pu fournir même la vague réponse que Joas trouve pour Athalie quand celle-ci demande au prince enfant : « Quel est donc votre emploi ? » car ils n'en avaient aucun. Tout au plus, si l'on avait demandé à n'importe lequel d'entre eux, comme la vieille reine :
« Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
À quoi s'occupe-t-il ?aurait-il pu dire :
Je vois l'ordre pompeux de ces cérémonies
et j'y contribue. » Parfois un des jeunes figurants allait vers quelque personnage plus important, puis cette jeune beauté rentrait dans le choeur, et à moins que ce ne fût l'instant d'une détente contemplative, tous entrelaçaient leurs évolutions inutiles, respectueuses, décoratives et quotidiennes. Car sauf leur « jour de sortie », « loin du monde élevés » et ne franchissant pas le parvis, ils menaient la même existence ecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devant cette « troupe jeune et fidèle » jouant aux pieds des degrés couverts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si je pénétrais dans le Grand-Hôtel de Balbec ou dans le temple de Salomon.