Chers fidèles lecteurs, chers nouveaux lecteurs,
Comme vous l’avez peut-être remarqué, Marcel Proust est toujours en vacances. Pour prolonger les nôtres en attendant son retour, je vous propose de partir pour quelques jours en Écosse, sur l’île de Skye, en compagnie de Virginia Woolf.
Invitant à l’introspection, remplie de réflexions et de poésie, il me semble que la prose de Virginia Woolf ne dépaysera pas l’amateur de Proust — ce sont d’ailleurs deux auteurs que l’on rapproche souvent.
J’ai découvert Virginia Woolf après avoir lu pour la première fois À la recherche du temps perdu, après l’avoir relu une deuxième fois, pour mieux re-relire plus tard certains tomes… À l’époque, il me semblait impossible de quitter le monde merveilleux de Proust.
Plus que lire un livre, c’était vivre une expérience littéraire.
Et c’est ce que pressentait déjà Virginia Woolf en 1922 (seuls 3 volumes sur 7 de La Recherche étaient alors publiés en français) avant même qu’elle ait ouvert le livre :
Every one is reading Proust. I sit silent and hear their reports. It seems to be a tremendous experience, but I’m shivering on the brink, and waiting to be submerged with a horrid sort of notion that I shall go down and down and down and perhaps never come up again. (To Edward Morgan Forster, 1st January 1922)
Le problème, c’est qu’après avoir lu Proust, tous les autres livres me sont tombés des mains. En comparaison, ils me paraissaient complètement creux, consommés plutôt que vécus, vite oubliés, remplis de personnages en carton, sans profondeur ni nuances, peints par des narrateurs narquois ou faussement niais, dépourvus d’empathie…
Lire Proust, c’était comme avoir pris un psychotrope puissant, auquel on a mis du temps à s’habituer, puis qu’on a apprécié au point de ne plus pouvoir s’en passer.
Virginia Woolf décrit bien ce côté stimulant de Proust, qui peut tourner à l’obsession :
Last night I started on vol 2 [Jeunes Filles en Fleurs] of [Proust] and propose to sink myself in it all day. [...] But Proust so titillates my own desire for expression that I can hardly set out the sentence. Oh if I could write like that! I cry. And at the moment such is the astonishing vibration and saturation and intensification that he procures—theres something sexual in it—that I feel I can write like that, and seize my pen and then I can’t write like that. Scarcely anyone so stimulates the nerves of language in me: it becomes an obsession. (To Roger Fry, 6th May 1922)
Oui, on pourrait dire qu’après Proust, j’ai fait une dépression littéraire…
Je me sentais échouée sur l’île de Proust, sans aucun désir ni énergie d’en repartir, enchaînée là-bas par l’idée qu’il n’y aura rien de mieux ou d’aussi bien à lire. Proust semblait avait tout dit. À quoi bon chercher plus loin ?
C’est un peu ce qu’écrit Virginia Woolf à Roger Fry :
My great adventure is really Proust. Well—what remains to be written after that? I’m only in the first volume, and there are, I suppose, faults to be found, but I am in a state of amazement; as if a miracle were being done before my eyes. How, at last, has someone solidified what has always escaped—and made it too into this beautiful and perfectly enduring substance? One has to put the book down and gasp. The pleasure becomes physical—like sun and wine and grapes and perfect serenity and intense vitality combined. (To Roger Fry, 3rd October 1922)
Pourtant, 5 ans après, elle publie ce qui est pour moi un bijou littéraire, et qui m’a redonné plein espoir dans la littérature : To the Lighthouse.
Si l’intrigue est aussi palpitante que celle de La Recherche — le temps nous permettra-t-il d’aller demain en bateau jusqu’au phare… ? —, To the Lighthouse est en revanche un livre de taille moyenne, près de 20 fois plus petit que La Recherche.
J’ai récemment relu une superbe traduction, Au phare de Anne Wicke, dans un livre rose à grands caractères (qui malheureusement n’existe pas en version numérique) et cela m’a donné envie de vous partager quelques extraits.
En travaillant sur Au Phare, je me suis rendue compte plus nettement que le texte de La Recherche était comme une cathédrale grandiose — disons comme la basilique Saint-Marc à Venise. Imaginons qu’on lui retire des briques, un pilier, des ornements— elle restera tout aussi grandiose. Si on isole un tableau ou une mosaïque du reste, si on simplifie les motifs — ils resteront magnifiques.
Le texte de Proust est si dense qu’en l’allégeant, loin de se disloquer, il se métamorphose, comme s’il était élastique : il devient un autre objet littéraire, peut-être plus moderne, mais tout aussi fin et poétique.
(Voir par exemple l’extrait Une autre vie. Vous avez été si nombreux à le partager que à la fin de l’extrait suivant, j’ai mis en évidence les coupures du texte original effectuées.)
Ce qui fait cette densité, Woolf l’attribue aux multiples moyens qu’utilise Proust pour décrire un même objet, un même personnage, ou une même émotion :
The mind of Proust lies open with the sympathy of a poet and the detachment of a scientist to everything that it has the power to feel. […] The common stuff of the book is made of this deep reservoir of perception. It is from these depths that his characters rise, like waves forming, then break and sink again into the moving sea of thought and comment and analysis which gave them birth. […] As a consequence of the union of the thinker and the poet, often, on the heel of some fanatically precise observation, we come upon a flight of imagery—beautiful, coloured, visual, as if the mind, having carried its powers as far as possible in analysis, suddenly rose in the air and from a station high up gave us a different view of the same object in terms of metaphor. This dual vision makes the great characters in Proust and the whole world from which they spring more like a globe, of which one side is always hidden, than a scene laid flat before us, the whole of which we can take in at one glance. (Phases of Fiction)
À l’inverse, le texte de Virginia Woolf n’est pas aussi malléable que celui de Proust. Il ne se laisse pas ni facilement isoler de l’ensemble, ni réduire.
Quelle déception pour moi, en préparant ses extraits, de voir comme mes passages préférés, ceux que je tenais le plus à partager, étaient comme ces galets qu’on ramasse sur la plage. Fouettés par les vagues, ils sont tellement brillants et colorés qu’on dirait des pierres fines — comme du jade ou de la cornaline. Mais une fois secs et ramenés à la maison, horreur ! On se rend compte qu’ils ont perdu tout leur éclat — ce sont de simples cailloux gris que l’on tient dans les mains.
Comme les vagues, la beauté de la prose de Woolf est indissociable du mouvement.
Le narrateur omniscient de To the Lighthouse semble ricocher de personnage en personnage (à mesure que l’un pense à un autre). Il connaît tout d’eux et tour à tour donne corps aux multiples voix du dialogue intérieur de chacun. On accède aussi bien aux pensées prosaïques, obsédantes des personnages, qu’à leurs vies intérieures imaginaires. Charge au lecteur de deviner au dessus de l’épaule de qui le narrateur se place !
Si j’ai parfois la vanité de penser que certains passages de Proust servent mieux leur propos une fois allégés, il n’en est rien pour Woolf. Le texte original est infiniment plus subtil et surprenant que ce que je pourrais vous en montrer.
Mais j’ai quand même envie de me plier à l’exercice, pour rendre hommage à l’oeuvre qui m’a aidée à reprendre le large et à quitter l’île de Proust — mettant aussi à jour ses défauts, ses limites, ce qu’il n’a pas dit.
Car non, Proust n’a pas tout dit bien sûr, même si Woolf, que l’on voudrait consoler, écrit le contraire dans son journal dans un moment de désespoir (elle est alors plongée dans l’écriture d’Orlando après avoir publié To the Lighthouse) :
So sick of Orlando I can write nothing. I have corrected the proofs in a week; and cannot spin another phrase. I detest my own volubility. Why be always spouting words? […] Take up Proust after dinner and put him down. This is the worst time of all. It makes me suicidal. Nothing seems left to do. All seems insipid and worthless. Now I will watch and see how I resurrect. (31th May 1928)
Tout ce mois de septembre, Une Page de Proust devient Une Page de Virginia Woolf.
Les 6 extraits pourront être lus en 2-3 minutes et comme toujours, j’essaierai d’éviter tout spoil de l’intrigue (car il y en a quand même un tout petit peu… ils feront donc tous partie de la première partie du livre). Quelle joie s’ils vous donnent envie de lire Au phare en entier !
Merci pour votre lecture et à la semaine prochaine,
Sandrine