Peu à peu je ressemblais à tous mes parents
Une page de Proust extraite de À la recherche du temps perdu, tome 5 : La Prisonnière
Très jaloux, le narrateur doute de la fidélité d’Albertine. Pourtant, au lieu de l’accompagner lors de ses sorties afin de la surveiller, il préfère observer le temps qu’il fait depuis son lit et s’en étonne lui-même. Albertine vient de rentrer, et le narrateur se rend compte avec regret comme dans les paroles qu’il vient de lui adresser, il reproduit celles qu’il échangeait jadis avec sa mère et sa grand-mère. Il recense alors les traits de caractère qu’il a hérité de ses parents :
« […] Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi ? – Naturellement. Est-ce qu'on pourrait se tromper ? est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse ? Qu'elle me permette de la déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »
Telle était ma réponse ; au milieu des expressions charnelles, on en reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma grand-mère. Car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père qui […] s'intéressait si fort au temps qu'il faisait ; et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. […] Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque, qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire, alors qu'elle avait été la seule personne de la famille qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était autre chose que de passer le temps et « s'amuser » […] Or, […] ce qui me faisait si souvent rester couché, c'était […] non pas Albertine, non pas un être que j'aimais, mais un être plus puissant sur moi qu'un être aimé, c'était, transmigrée en moi, despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux, ou du moins d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre, mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le temps, mais de ma chambre ou même de mon lit ? Voici de même que je parlais maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand-mère me parlait. Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par delà celles-ci le passé de mes parents mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et maternelle. Nous devons recevoir, dès une certaine heure, tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.