L’histoire d’une Page de Proust
Une Page de Proust fête son 1er anniversaire🎂
Un jour que j’assistais à une conférence sur l’entrepreneuriat que donnait Oussama, l’un de mes amis, j’ai été frappée par un de ses propos :
« Tout projet, aussi complexe soit-il, peut se lancer en un jour. »
J’avais pourtant maintes et maintes fois entendu son discours ; il disait cela pour inviter chaque personne ayant envie d’entreprendre à le faire immédiatement, à tester son idée sans perdre son temps à peaufiner son lancement. Pendant qu’il enjoignait son auditoire à faire l’exercice d’imaginer à quoi ressemblait le premier jour de grandes entreprises comme Amazon, Facebook ou Uber, moi qui ne me sens d’habitude pas du tout concernée par l’entrepreneuriat et sa folie des grandeurs (bien que ce soit un réel plaisir d’y évoluer professionnellement), j’ai senti que cette idée faisait écho en moi. Peut-être était-ce parce que cet après-midi-là, je ne sentais pas le public acquis à Oussama — les gens semblaient au contraire sceptiques et peu attentifs — et peut-être écoutais-je Oussama plus que d’habitude, comme pour compenser. Quoiqu’il en soit, je me suis dit « Bon et moi, quel projet ai-je en tête que je n’ai, du coup, aucune excuse de ne pas commencer dès demain ? »
J’ai alors repensé à une idée vague que j’avais depuis longtemps : créer une application qui enverrait chaque jour une notification invitant à lire un extrait de À la recherche du temps perdu sur son téléphone. Malheureusement, je ne savais pas coder. Dans mon milieu (l’accompagnement des startups), on assénait à l’époque qu’il valait mieux apprendre à coder soi-même que de payer un développeur pour le faire. Alors j’ai envisagé d’apprendre petit à petit à coder. Cela me paraissait moins effrayant que de parler à un humain, mais j’ai abandonné au bout d’un mois.
Mon idée d’application me semblait quand même une bonne idée car elle résolvait un problème, très modeste certes, mais un problème quand même. (Dans mon milieu, on dit qu’un bon projet doit résoudre un vrai problème). J’avais remarqué depuis longtemps que beaucoup de personnes se sentaient comme un devoir de lire Proust. « Il faudrait que je le lise un jour », « J’ai toujours voulu m’y attaquer », « J’ai commencé à le lire il y a longtemps, il faudrait que je m’y replonge », la mine embarrassée, fatiguée d’avance, en plus du temps perdu, du calvaire que ça représenterait de venir à bout des 7 tomes.
Je voulais qu’une Page de Proust puisse leur donner un avant-goût du génie de Proust, afin que lire La Recherche ressemble moins à une bonne résolution de début d’année, qu’à une aventure intérieure, souvent amusante.
Et puis surtout, j’en avais marre, dès qu’on me demandait quel était mon auteur ou mon livre préféré, de sentir dans les yeux de mon interlocuteur, comme un gros tampon S.N.O.B s’abattre virtuellement sur mon front, lorsque je mentionnais Proust. Alors que ce que j’aime précisément chez lui, c’est qu’il décrit des émotions aussi intimes que subtiles, peu glorieuses, ou carrément drôles — des émotions universelles, qu’on ait grandi parmi les duchesses ou non.
Tout d’un coup décomplexée car mon projet ne me semblait plus si complexe, il m’a paru évident que le seul moyen de le lancer en un jour serait d’en faire une newsletter quotidienne (et j’avais déjà entendu parlé de Substack, super simple à utiliser).
Au bout de quelques jours, je me suis rendue compte que la grosse difficulté de mon projet n’était effectivement pas d’apprendre à coder.
Ce n’était pas non plus de savoir ce qu’était, au juste, « une page de Proust ». Quelle devait être la taille de chaque extrait ? Pour quel public ? Que devaient contenir les chapeaux introductifs, et quel vocabulaire employer ? Comment éviter de spoiler le futur lecteur de La Recherche ?
Bien sûr, ces questions se sont posées, et si au départ je ne savais pas du tout ce que je faisais (ni encore bien un an plus tard), certaines réponses ont été trouvées petit à petit. Par exemple, le nombre de caractères de l’extrait est, depuis l’été dernier, proche de celui d’une page de La Recherche dans la Collection Blanche de Gallimard (mon édition préférée, ou plutôt celle dans laquelle je l’ai lue la première fois, édition devenue une madeleine de Proust en soi).
Le problème n’était pas non plus de me faire arrêter par la P.F.P — la Police des Fans de Proust — pour outrage au texte de Proust. Si j’ai la chance de compter parmi vous des fans de Proust, ils sont au contraire bien indulgents.
Le vrai problème était de savoir si j’aimais assez Proust pour avoir l’énergie de créer un extrait par jour !
Jusqu’à décembre dernier, vous receviez 5 extraits par semaine (et j’avais le projet de rediffuser les meilleurs le week-end). La plupart du temps, ce fut un réel plaisir, une routine sympa à faire tous les jours, ou une après-midi amusante de travail le week-end. Mais certains jours — je repense au premier confinement — Proust m’a semblé mortellement ennuyeux, répétitif, aucune page ne trouvait grâce à mes yeux. Or s’il y avait bien une chose qui n’avait pas changé pendant la crise, c’était bien Proust. Pourtant, il était devenu comme le miroir de mon état mental. Pour la première fois, j’avais envie de faire une pause, mais je sentais que cela m’aurait accablée encore plus. Cela aurait été comme rompre un pacte (avec vous ? avec moi ?) pour de mauvaises raisons. Alors je me disais : il te reste 24h, tu le fais, même si ce n’est pas parfait, même si tu dois y passer la journée.
Bien sûr, persister ainsi n'avait de sens que parce que vous lisiez les extraits !
Quelle joie, en juillet, de faire une pause pour une bonne raison : profiter de l’été ! Cela m’a permis d’imaginer les cartes postales de Proust (de mini-extraits insolites ou poétiques, trop courts pour en faire des Pages), que j’ai aimées vous partager de temps à autre pendant les vacances.
Si vous ne recevez plus que 3 extraits par semaine depuis décembre, c’est à cause d’Ayoub. Jusqu’ici, je ne discutais longuement de Proust qu’avec deux personnes : un professeur d’université qui ne met rien au-dessus de William Faulkner littérairement, et Ayoub. (En cela, je faisais l’inverse de ce qu’on recommande de faire dans mon milieu, à savoir parler le plus possible à ses premiers utilisateurs et observer leur comportement.)
À 17 ans, Ayoub a été un temps le responsable de la sécurité informatique là où je travaillais. Il m’a beaucoup intriguée car il avait souvent avec lui un livre de poche de L’Iliade d’Homère, une lecture plutôt austère et scolaire, qu’il avait visiblement du mal à finir. Je lui ai demandé pourquoi il ne lisait pas des choses plus simples, peut-être plus de son âge. Mais il se fichait de mes conseils. Ce qu’il voulait, c’était lire les classiques, de vrais classiques. Il avait quitté le lycée en classe de première et m’avait confié qu’il aurait rêvé d’étudier les lettres à l’université, où il aurait rencontré un professeur passionné, attentionné pour ses élèves, qui l’aurait poussé toujours plus loin dans ses lectures et lui aurait ouvert l’esprit. Ce professeur imaginaire ressemblait beaucoup à celui joué par Robin Williams dans le film Le Cercle des poètes disparus.
Je me suis alors souvenue que j’avais le même genre d’attentes surréalistes en rentrant en hypokhâgne. Je m’imaginais bientôt entourée d’élèves un peu fous et tous différents, avec qui j’aurais lu de la poésie tard le soir, échangé sur nos lectures et nos visions du monde. Quelle déception ça avait été, de me rendre compte que les élèves de prépa étaient exactement les mêmes enfants stressés et sans imagination du lycée. Sans le lui dire, j’imaginais qu’Ayoub aurait eu peu de chance de tomber sur un enseignant super différent en première année de fac de ceux qu’il avait rencontrés dans le passé.
Quelque part, ce sont nos rêves déçus d’élation littéraire — lui cherchant comme un guide, moi cherchant à partager — qui me motivent à plier le texte de Proust pour en faire des pages qui se suffisent en elles-même, faciles à lire et à partager, qu’on soit connaisseur ou non, des pages exemptes de références qui ont mal vieilli, de lourdeurs, ou de bouts de phrases carrément incompréhensibles (même en les relisant au calme), mais toujours pleines — enfin j’espère ! — de la subtilité et de la sagesse de Proust.
Récemment, Ayoub m’a dit qu’il préférait les chapeaux d’introduction qui résumaient mieux la suite de l’extrait, pour être certain de l’avoir bien compris. Le professeur-d’université-fan-de-Faulkner admettant du bout des lèvres qu’« en effet, cela faciliterait la lecture », j’ai suivi la suggestion et ai essayé d’étoffer mes chapeaux, qui ne contenaient le plus souvent que le strict nécessaire.
Malheureusement, n’ayant pas du tout l’esprit synthétique (comme vous pouvez le voir), sans parler de la difficulté de résumer du Proust sans lui enlever sa magie, j’ai dû ralentir le rythme, perdant malgré moi en chemin, un peu de mon enthousiasme. Ayoub suggérant aussi que je devrais davantage « donner de ma personne », j’ai essayé il y a quelque temps en fin d’extrait, d’évoquer pourquoi je l’avais choisi, avec l’espoir que cela diminue l’effort de synthèse introductive.
Je sais finalement très peu de choses de vous, les lecteurs des Pages de Proust, et de ce que vous pensez de ces changements. Grâce aux statistiques de lecture et à quelques-uns de vos retours, je sais que certains d’entre vous dévorent chaque Page dès 8h30, quand d’autres les picorent dans la semaine. Vous avez souvent des thèmes favoris (certains l’amour ou l’amitié, d’autres la satire sociale ou les travers de l’aristocratie). Si le plus souvent, je n’arrive pas à deviner quels extraits vont vous plaire, vous avez cependant moins peur que moi des extraits tristes, vous les aimez beaucoup en général. Vous êtes sensibles aux titres des extraits — vous les aimez poétiques, surannés ou carrément bizarres et boudez ceux qui ont manqué d’inspiration.
À l’occasion de ce premier anniversaire, je serais très curieuse d’en savoir plus sur votre histoire personnelle avec Proust. Peut-être auriez-vous aussi des suggestions à me partager — vous pouvez le faire simplement en répondant à ce mail — je serais ravie de les lire.
Pour finir, je tenais à vous remercier pour votre lecture régulière des Pages. Merci d’en avoir parlé autour de vous et de les avoir partagées : c’est toujours une belle récompense et cela m’encourage !
Encore merci,
Sandrine