Les étoiles véritables du monde
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe
Lors d’une réception chez la princesse Marie-Gilbert de Guermantes, le narrateur rencontre l’ambassadrice de Turquie. Il ne l’apprécie pas beaucoup car elle se permet de lui dire qu’elle trouve la princesse au-dessus de la duchesse Oriane de Guermantes, que connait bien le narrateur. Cependant, il ne prend vraiment pas au sérieux l’opinion de l’ambassadrice car il se souvient que lorsque celle-ci n’était pas reçue chez la princesse, elle avait un avis tout différent, seulement motivé par son ressentiment à ne pas recevoir d’invitation — invitation qu’elle n’a sans doute finalement reçue de la princesse que parce qu’on peut assurément compter sur sa présence :
Tandis que la princesse causait avec moi, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes. Mais je ne pus d'abord aller au-devant d'eux, car je fus happé au passage par l'ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse de maison que je venais de quitter, s'écria en m'empoignant par le bras : « Ah ! quelle femme délicieuse que la princesse ! Quel être supérieur à tous ! […] » Je répondis qu'elle me semblait charmante en effet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse. « Mais il n'y a aucun rapport, me dit l'ambassadrice. Oriane est une charmante femme du monde […], tandis que Marie-Gilbert, c'est quelqu'un. »
Je n'aime jamais beaucoup qu'on me dise ainsi sans réplique ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n'y avait aucune raison pour que l'ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de la duchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien. […] Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l'ambassadrice une autre raison. Il n'y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m'avait dit, d'un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m'arrêter à ce revirement : l'invitation à la fête de ce soir l'avait amené. L'ambassadrice était parfaitement sincère en me disant que la princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l'avait toujours pensé. Mais n'ayant jamais été jusqu'ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre de non-invitation la forme d'une abstention volontaire par principes. Maintenant qu'elle avait été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s'exprimer. Il n'y a pas besoin, pour expliquer les trois quarts des opinions qu'on porte sur les gens, d'aller jusqu'au dépit amoureux, jusqu'à l'exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au reste l'ambassadrice de Turquie, comme disait la duchesse de Guermantes […], « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d'y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules. Mais les femmes pareilles à l'ambassadrice ottomane, toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d'y briller […] Elles sont utiles à ces sortes de représentations qui s'appellent une soirée, un raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que d'y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. 📖