Cela fait quatre jours qu’Albertine a rompu avec le narrateur et quitté l’appartement où elle vivait avec lui. En proie à sa douleur, le narrateur a chargé son ami Saint-Loup d’intervenir en sa faveur auprès de Mme Bontemps, la tante d’Albertine, pour la faire revenir auprès de lui :
Puis la concurrence des autres formes de la vie rejetait dans l'ombre cette nouvelle douleur, et pendant ces jours-là, qui furent les premiers du printemps, j'eus même, en attendant que Saint-Loup pût voir Mme Bontemps, à imaginer Venise et de belles femmes inconnues, quelques moments de calme agréable. Dès que je m'en aperçus, je sentis en moi une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c'était la première apparition de cette grande force intermittente, qui allait lutter en moi, contre la douleur, contre l'amour, et finirait par en avoir raison. Ce dont je venais d'avoir l'avant-goût et d'apprendre le présage, c'était, pour un instant seulement, ce qui plus tard serait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plus souffrir pour Albertine, où je ne l'aimerais plus. Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l'oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l'a enfermé a aperçu tout d'un coup le serpent python qui le dévorera.
Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite : « Il n'y a pas de lettres », pour abréger l'angoisse. Mais de temps en temps, je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d'idées au travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peu l'atmosphère viciée de mon coeur. […] Mais si tout d'un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je perdais toute force, je fermais les yeux, j'inclinais ma tête sur l'épaule gauche comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presque aussi mal parce que ce n'était pas elle qui les ouvrait. […]
Sans doute, si j'avais supporté les quatre jours qu'il y avait déjà depuis qu'elle était partie, c'était parce que je me disais : « Ce n'est qu'une affaire de temps, avant la fin de la semaine elle sera là. » Mais cette raison n'empêchait pas que pour mon coeur, pour mon corps, l'acte à accomplir était le même : vivre sans elle, rentrer chez moi sans la trouver, passer devant la porte de sa chambre […] en sachant qu'elle n'y était pas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà les choses que mon coeur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et tout de même que si je n'avais pas dû revoir Albertine. Or qu'il l'eût accompli déjà quatre fois prouvait qu'il était maintenant capable de continuer à l'accomplir. Et bientôt peut-être la raison qui m'aidait à continuer ainsi à vivre – le prochain retour d'Albertine –, je cesserais d'en avoir besoin […] comme un blessé qui a repris l'habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles.