Le vase de la médiocrité
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Le père du narrateur a invité à dîner M. de Norpois, un collègue ambassadeur apprécié pour sa culture et son intelligence. Plus tôt dans la soirée, le jeune narrateur — qui rêve d’écrire un livre et qui se désespère de ne pas réussir à se mettre au travail — lui avait fait lire un poème de sa composition, laissant l’ambassadeur sans réaction. Au cours du repas, M. de Norpois s’émeut d’apprendre que le narrateur admire l’écrivain Bergotte, que lui déteste :
— Mon Dieu, dit M. de Norpois (qui m'inspira sur ma propre intelligence des doutes plus graves que ceux qui me déchiraient d'habitude, quand je vis que ce que je mettais mille et mille fois au-dessus de moi-même, ce que je trouvais de plus élevé au monde, était pour lui tout en bas de l'échelle de ses admirations), je ne partage pas cette manière de voir. Bergotte est ce que j'appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu'il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l'afféterie. Mais enfin ce n'est que cela, et cela n'est pas grand-chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu'on pourrait nommer la charpente. Pas d'action – ou si peu – mais surtout pas de portée. Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n'y a pas de base du tout. […] Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m'avez montrées tout à l'heure et sur lesquelles j'aurais mauvaise grâce à ne pas passer l'éponge, puisque vous avez dit vous-même en toute simplicité, que ce n'était qu'un griffonnage d'enfant (je l'avais dit, en effet, mais je n'en pensais pas un mot). À tout péché miséricorde et surtout aux péchés de jeunesse. Après tout, d'autres que vous en ont de pareils sur la conscience, et vous n'êtes pas le seul qui se soit cru poète à son heure. Mais on voit dans ce que vous m'avez montré la mauvaise influence de Bergotte. Évidemment, je ne vous étonnerai pas en vous disant qu'il n'y avait là aucune de ses qualités, puisqu'il est passé maître dans l'art tout superficiel du reste, d'un certain style dont à votre âge vous ne pouvez posséder même le rudiment. Mais c'est déjà le même défaut, ce contresens d'aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu'ensuite du fond. C'est mettre la charrue avant les boeufs. Même dans les livres de Bergotte, toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de mandarin déliquescent me semblent bien vaines. […] »
Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d'autre part aux difficultés que j'éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n'étais pas né pour la littérature. […] Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n'a de dimensions que celles du vase qu'on lui fournit, de même qu'il s'était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l'avait soudain enfermé et restreint.
Pourquoi j’ai aimé cet extrait :
J’ai une affection toute particulière pour les passages où le narrateur doute de lui-même et de ses facultés intellectuelles. Comme je fais la même chose 95% de la journée, je dois imaginer que cette petite similitude est un bon présage, ou en tout cas qu’être productif dans le futur n’est pas incompatible avec le sentiment d’être irrémédiablement nul dans le présent. Si Norpois anéantit tous les espoirs du jeune narrateur vulnérable, le vieux narrateur brillant qui nous raconte l’histoire nous en redonne. Peut-être que la cruauté de Norpois est le reflet de notre auto-flagellation, qui avec la mise en perspective du temps, devrait moins nous désespérer que nous faire rire.