Le salut des dames de Guermantes
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le narrateur décrit avec humour la façon de saluer de certaines dames de Guermantes dont la raideur rappelle celle des Courvoisier, une branche rivale de la famille. De même que les hommes de Guermantes, mais d’une autre manière qu’eux, certaines femmes donnent l’impression de livrer un duel en saluant. Comme si elles cherchaient à esquiver une attaque, elles se penchent d’abord vers leur interlocuteur avant de se retirer vivement — une feinte d’amabilité suivie d’une prise de distance qui se fait également sentir dans leurs lettres :
En revanche, c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu'elle avait fort haut) jusqu'à la ceinture qui faisait pivot, restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de la dame, car la lettre commençait par : « Monsieur » et finissait par : « Croyez, Monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu'elle trouvait dans le charme de ses petits-enfants, tout cela n'était plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane. 📖