Le mariage de la duchesse de Guermantes
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le narrateur observe les rivalités entre les Courvoisier et les Guermantes, deux grandes familles de la noblesse. Les Guermantes, dont fait partie Oriane (devenue princesse des Laumes puis duchesse de Guermantes) et sa tante la marquise de Villeparisis, semblent moins snobs en apparence que les Courvoisier. Ils agacent ces derniers par leur façon de jouer constamment sur les deux tableaux : s’assurer de maintenir leur rang, tout en affirmant que les qualités de l’esprit valent mieux que celles de la naissance :
Or, étant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». […] Mais au moment même où il s'était agi de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire ; ç'avait été le mystérieux « génie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et généalogies, au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, […] c'était sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le génie de la famille avait porté le choix de l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis. […] Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les seules supériorités sociales, recommencèrent à se débiter chez la princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. […] ce fut un surcroît de malheur infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. […] Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait d'une femme : il paraît qu'elle est « charmante », ou d'un homme qu'il était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière minute : plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou, au contraire, commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle horreur, c'étaient des snobs.