Le génie de sa caste
À la recherche du Génie des Guermantes 1/5- Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Le jeune narrateur séjourne au Grand Hôtel de Balbec avec sa grand-mère. Elle y retrouve par hasard une amie d’enfance, appartenant à la famille de Guermantes : la marquise de Villeparisis. Dès son arrivée, celle-ci redouble tant de générosité envers eux que pour toujours le narrateur associera dans son esprit séjour au bord de la mer et vie de luxe. S’il apprécie tout particulièrement de pouvoir se déplacer dans sa calèche, il juge son attitude impolie. Car pour lui, derrière cette effusion de gentillesse se cache le souci typique de l’éducation des aristocrates de maintenir son rang tout en s’assurant la sympathie des bourgeois. Pour compenser par avance toutes les fois où ils devront leur refuser une invitation, ils se montrent très aimables lorsqu’ils le peuvent. Mme de Villeparisis semble agir si frénétiquement, abandonnant ses manières d’ordinaires simples, que c’est comme si quelqu’un d’autre agissait à travers elle, comme un génie :
Nous descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu'il n'était nécessaire, mais ils sentaient l'importance de la scène et se croyaient obligés d'y jouer un rôle. J'étais affamé. Aussi, souvent, pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la chambre […] et nous attendions tous ensemble dans le hall que le maître d'hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C'était encore l'occasion pour nous d'écouter Mme de Villeparisis.
« Nous abusons de vous, disait ma grand-mère.
— Mais comment, je suis ravie, cela m'enchante », répondait son amie avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux qui contrastait avec sa simplicité coutumière.
C'est qu'en effet dans ces moments-là elle n'était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu'elle est heureuse de se trouver avec eux, qu'elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu'il y eût en elle était dans l'excès de ses politesses ; car on y reconnaissait ce pli professionnel d'une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle, voyant toujours dans certains bourgeois les mécontents qu'elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de comptes de son amabilité avec eux, de prendre l'avance d'un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d'inscrire à son débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes, et qu'à Paris elle souhaiterait de nous voir chez elle souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis et comme si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les effusions verbales. Et par là – tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres […] – les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis, et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand-mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer.
Voici la première apparition, discrète, du Génie des Guermantes dans À la recherche du temps perdu. Mercredi prochain, nous en apprendrons davantage sur lui…
Retrouvez l’introduction de cette série thématique d’extraits sur le Génie des Guermantes ici :