Le génie de la famille de Guermantes
À la recherche du Génie des Guermantes 2/5 - Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le narrateur met en lumière l’attitude contradictoire de la duchesse de Guermantes. Si, comme les autres membres de sa famille, elle affecte de ne faire aucun cas de ses titres de noblesse, théorisant que seule l’intelligence compte (ce qui vaut au narrateur d’être finalement admis dans son salon), elle se fait néanmoins appeler “Madame la duchesse” par ses domestiques, comme si une force magique, tel un génie habitant dans son hôtel, le leur rappelait. Ce génie n’est pas seulement chargé de maintenir la vie aristocratique des Guermantes. C’est lui encore qui semble s’exprimer au travers de ces derniers lorsqu’il est question de juger de la moralité de quelqu’un :
Sauf le prince Gilbert […], les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes […] mettaient tellement au-dessus de tout l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui, toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire « Madame la duchesse », à cette personne qui n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller dîner chez sa belle-sœur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, […] le sacrifice à d'ennuyeux thés, dîners en ville, raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse, mais sans aller jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : « Madame la duchesse » à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier de lui dire « Madame » tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement « Madame » et que l'appendice verbal qui y était ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel : « Vous rappellerez à Monsieur le duc… »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par exemple de faire parler morale. […] Dans des moments identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, […] pour dire d'une domestique : « On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin. » À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, […] une sorte d'insaisissable convulsion […] et par quoi j'avais été plusieurs fois saisi d'un battement de cœur, dans mes promenades matinales, quand, avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d'une petite crémerie.
Lundi dernier, le génie des Guermantes incitait la marquise de Villeparisis à une effusion de générosité ; aujourd’hui nous apprenons qu’il peut souffler à l’oreille de la duchesse de Guermantes et de ses domestiques, et parler à travers leurs voix.
À vendredi prochain pour un nouvel extrait sur le Génie de la famille de Guermantes.
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