La vraie vie, c'est la littérature
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 7 : Le Temps retrouvé
Années après années, le narrateur s’est désespéré de n’avoir pas accompli son rêve d’écrire. Il reprend finalement courage à la suite d’événements fortuits qui lui ont fait revivre très précisément des souvenirs qu’il croyait à jamais perdus. Il comprend dès lors que le temps passé, sa vie vraiment vécue, les émotions qu’il a réellement ressenties, lui sont inaccessibles par la mémoire seule. Il théorise qu’il n’y a que par le travail de l’écriture qu’il peut espérer y accéder de nouveau. Pour cela, il va falloir qu’il mette des mots justes sur ses impressions, même si cela devait heurter son amour-propre, son intelligence ou ses habitudes. Rechercher la vérité de ce que l’on a vraiment ressenti, c’est une partie du travail des artistes en général ; faire cet effort de traduction a comme résultat, au travers des œuvres d’art, d’offrir une vision si unique et si différente du monde, que c’est comme si les artistes, telles des étoiles, diffusaient une certaine lumière, propre à révéler un spectre de choses jusqu’ici invisible et inconnu de nous :
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini et, bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l'amour-propre, la passion, l'intelligence, et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s'« observer », dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est ce travail que l'art défera, c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu'il nous fera suivre.