Le narrateur a réussi à convaincre Albertine d’emménager chez lui. Très jaloux, ce n’est que lorsqu’elle dort qu’il a l’impression de la posséder vraiment :
En entrant dans la chambre j'étais resté debout sur le seuil n'osant pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres, à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l'air nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même. J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'une actrice n'eût pu imiter, c'était un naturel plus profond, un naturel au deuxième degré que m'offrait son sommeil (…) Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en revanche de la façon dont j'étais placé ses paupières paraissaient si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment (…) Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants elle était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants (…) Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais obligé en la regardant d'étouffer le sourire que par leur sérieux, leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants. Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa tête elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles. Sa respiration peu à peu plus profonde maintenant soulevait régulièrement sa poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, et que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son coeur, puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée libre, et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration d'Albertine ; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son mouvement régulier. Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.