La pression de la main d'Albertine
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
À Balbec, le jeune narrateur passe le clair de son temps à jouer en compagnie d’une bande de jeunes filles. Il se sent amoureux de toutes à la fois, mais un jour, lors d’une partie de furet, ses sentiments se cristallisent sur Albertine. Si la finesse et la grâce des mains d’Andrée leur valent d’être prises comme modèles par le peintre Elstir, ce sont celles d’Albertine, plus accueillantes et sensuelles, que le narrateur désire ardemment toucher lors de leurs jeux, comme un prélude à une relation plus intime :
Quant à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque temps […] les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi que nous jouions au furet. C'était dans un petit bois sur la falaise. Placé entre deux jeunes filles étrangères à la petite bande […], je regardais avec envie le voisin d'Albertine, un jeune homme, en me disant que si j'avais eu sa place j'aurais pu toucher les mains de mon amie pendant ces minutes inespérées qui ne reviendraient peut-être pas et eussent pu me conduire très loin. Déjà à lui seul […], le contact des mains d'Albertine m'eût été délicieux. Non que j'eusse jamais vu de plus belles mains que les siennes. Même dans le groupe de ses amies, celles d'Andrée, maigres et bien plus fines, avaient comme une vie particulière, docile au commandement de la jeune fille, mais indépendante, et elles s'allongeaient souvent devant elle comme de nobles lévriers, avec des paresses, de longs rêves, de brusques étirements d'une phalange, à cause desquels Elstir avait fait plusieurs études de ces mains. Et dans l'une où on voyait Andrée les chauffer devant le feu, elles avaient sous l'éclairage la diaphanéité dorée de deux feuilles d'automne. Mais, plus grasses, les mains d'Albertine cédaient un instant, puis résistaient à la pression de la main qui les serrait, donnant une sensation toute particulière. La pression de la main d'Albertine avait une douceur sensuelle qui était comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve de sa peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la jeune fille, dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité de son rire, indécent à la façon d'un roucoulement ou de certains cris. Elle était de ces femmes à qui c'est un si grand plaisir de serrer la main qu'on est reconnaissant à la civilisation d'avoir fait du shake-hand un acte permis entre jeunes gens et jeunes filles qui s'abordent. Si les habitudes arbitraires de la politesse avaient remplacé la poignée de mains par un autre geste, j'eusse tous les jours regardé les mains intangibles d'Albertine avec une curiosité de connaître leur contact aussi ardente qu'était celle de savoir la saveur de ses joues. Mais dans le plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si j'avais été son voisin au furet, je n'envisageais pas que ce plaisir même : que d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par timidité j'aurais pu confier à certaines pressions de mains ; de son côté comme il lui eût été facile en répondant par d'autres pressions de me montrer qu'elle acceptait ; quelle complicité, quel commencement de volupté ! 📖