La mort des vieilles gens du monde
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 7 : Le Temps retrouvé
Le narrateur a passé de nombreuses années dans une maison de santé loin de Paris. De retour dans la capitale, il retrouve lors d’une réception d’anciennes connaissances, comme son camarade Bloch. Une discussion animée au sujet de la marquise d’Arpajon— est-elle morte ou non ? — révèle la confusion et l'indifférence entourant la mort dans la haute société. Pour les contemporains des défunts, la mort semble finalement peu différente d’un simple retrait de la vie sociale, et si elle peut en réjouir certains, elle soulage les autres de leurs obligations mondaines :
« Que devient la marquise d'Arpajon ? demanda Mme de Cambremer. – Mais elle est morte, répondit Bloch. – Vous confondez avec la comtesse d'Arpajon qui est morte l'année dernière. » […] « La marquise d'Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an. – Ah ! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j'ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d'un an. » Bloch, pas plus que les « gigolos » du monde, ne pouvait prendre part utilement à la discussion […] Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. […] On disait : « Mais vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : « Il est décoré », « il est de l'Académie », ou – et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d'assister aux fêtes – « il est allé passer l'hiver dans le Midi » […] Encore, pour des hommes connus, ce qu'ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s'embrouillait sur le fait qu'ils fussent morts ou non […] Et la difficulté qu'avait chacun de faire un triage entre les maladies, l'absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l'indifférence des hésitants, l'insignifiance des défunts.
« Mais si elle n'est pas morte, comment se fait-il qu'on ne la voie plus jamais […] ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l'esprit. – Mais je te dirai », reprit sa mère […], « que c'est parce qu'ils sont vieux : à cet âge-là on ne sort plus. » […] Mme de Saint-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d'Arpajon était morte il y avait un an, d'une longue maladie, mais que la marquise d'Arpajon était morte aussi depuis, très vite, « d'une façon tout à fait insignifiante ». Mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu'elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En entendant que Mme d'Arpajon était vraiment morte, la vieille fille jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d'apprendre la mort d'une de ses « contemporaines » ne « frappât sa mère » […] Mais la mère de la vieille fille, au contraire, se faisait à elle-même l'effet de l'avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu'une personne de son âge « disparaissait ». Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie. […] Même pour ceux qui n'avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d'être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d'existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l'obligation de faire des visites. 📚