Magique indifférence
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le jeune narrateur n’est plus amoureux de la duchesse de Guermantes : le charme est rompu depuis que sa mère a remarqué qu’il passait vainement son temps à essayer de croiser le regard de la duchesse sur son chemin. Lors d’une soirée où ils sont tous deux invités, le narrateur n’essaie plus de lui être présenté :
Depuis longtemps déjà dans ces courses du matin, selon ce que j'avais à faire, fût-ce à acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s'il était en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s'il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu'il ne me paraissait plus le chemin défendu où j'arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré elle. Mais je n'avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l'égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même oeuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne m'importaient plus. Jusque-là les efforts du monde entier ligués pour me rapprocher d'elle eussent expiré devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu'au jour où nous aurons dit sincèrement dans notre coeur la parole : « Je n'aime plus. » J'en avais voulu à Saint-Loup de ne m'avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n'importe qui, il n'était capable de briser un enchantement. Tant que j'aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d'elle, mais parce qu'elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n'eût été d'aucune utilité. (…)
Au moment où elle traversait le salon où j'étais assis, la pensée pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu'elle allait peut-être retrouver tout à l'heure dans une autre soirée, Mme de Guermantes m'aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchais qu'à être aimable, alors que, tandis que j'aimais, j'avais tant essayé de prendre, sans y réussir, l'air d'indifférence ; elle obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l'Opéra et que le sentiment pénible d'être aimée par quelqu'un qu'elle n'aimait pas, n'effaçait plus : « Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m'asseye un instant à côté de vous ? » me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eût occupé la bergère dans son entier.
Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j'étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m'envoyaient leur odeur. N'ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un portrait.