La colère de Gilberte
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Le jeune narrateur est face à un mystère : pourquoi Gilberte Swann, d’habitude si douce et obéissante, tient absolument à aller à l’opéra, contre l’avis de ses parents, le jour de l’anniversaire de la mort de son grand-père ? Si Gilberte prétexte avoir à cœur de ne pas décevoir son institutrice qui devait les accompagner au concert, il semble que pour nous aussi, le mystère reste entier :
Une fois, à propos d'une matinée théâtrale, Gilberte me causa un étonnement profond. C'était justement le jour dont elle m'avait parlé d'avance et où tombait l'anniversaire de la mort de son grand-père. Nous devions elle et moi, aller entendre avec son institutrice les fragments d'un opéra et Gilberte s'était habillée dans l'intention de se rendre à cette exécution musicale, gardant l'air d'indifférence qu'elle avait l'habitude de montrer pour la chose que nous devions faire disant que ce pouvait être n'importe quoi pourvu que cela me plût et fût agréable à ses parents. Avant le déjeuner, sa mère nous prit à part pour lui dire que cela ennuyait son père de nous voir aller au concert ce jour-là. Je trouvai que c'était trop naturel. Gilberte resta impassible mais devint pâle d'une colère qu'elle ne put cacher, et elle ne dit plus un mot. Quand M. Swann revint, sa femme l'emmena à l'autre bout du salon et lui parla à l'oreille. Il appela Gilberte, et la prit à part dans la pièce à côté. On entendit des éclats de voix. Je ne pouvais cependant pas croire que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un jour pareil et pour une cause si insignifiante. Enfin Swann sortit en lui disant :
« Tu sais ce que je t'ai dit. Maintenant, fais ce que tu voudras. »
La figure de Gilberte resta contractée pendant tout le déjeuner, après lequel nous allâmes dans sa chambre. Puis tout d'un coup, sans une hésitation et comme si elle n'en avait eu à aucun moment : « Deux heures ! s'écria-t-elle, mais vous savez que le concert commence à deux heures et demie. » Et elle dit à son institutrice de se dépêcher.
« Mais, lui dis-je, est-ce que cela n'ennuie pas votre père ?
— Pas le moins du monde.
— Cependant, il avait peur que cela ne semble bizarre à cause de cet anniversaire.
— Qu'est-ce que cela peut me faire, ce que les autres pensent ? Je trouve ça grotesque de s'occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public. Mademoiselle qui a peu de distractions se fait une fête d'aller à ce concert, je ne vais pas l'en priver pour faire plaisir au public. »
Et elle prit son chapeau.
« Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n'est pas pour faire plaisir au public, c'est pour faire plaisir à votre père.
— Vous n'allez pas me faire d'observations, j'espère », me cria-t-elle d'une voix dure, en se dégageant vivement.