La chair comme une pâte précieuse
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Le jeune narrateur explicite la joie qu’il ressent à jouer en compagnie d’une bande de jeunes filles bien plus jeunes que lui. Leurs visages sont encore si souples et indéfinis qu’ils reflètent complètement les émotions des jeunes filles, comme si elles les incarnaient, les épreuves de la vie n’ayant pas encore figé leurs traits autour d’une même expression :
Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là m'eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que « La Tour prends garde » ou « À qui rira le premier », mais auxquels je n'aurais plus renoncé pour un empire ; l'aurore de jeunesse dont s'empourprait encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles […] Pour la plupart les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de l'aurore d'où les véritables traits n'avaient pas encore jailli. On ne voyait qu'une couleur charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le profil n'était pas discernable. Celui d'aujourd'hui n'avait rien de définitif et pouvait n'être qu'une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il vient si vite, le moment où l'on n'a plus rien à attendre, où le corps est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, […] il est si court ce matin radieux qu'on en vient à n'aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu'un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l'impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaieté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l'étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards que nous montre une jeune fille. […] Mais ces gentillesses elles-mêmes, à partir d'un certain âge, n'amènent plus de molles fluctuations sur un visage que les luttes de l'existence ont durci, rendu à jamais militant ou extatique. L'un – par la force continue de l'obéissance qui soumet l'épouse à son époux – semble, plutôt que d'une femme, le visage d'un soldat ; l'autre, sculpté par les sacrifices qu'a consentis chaque jour la mère pour ses enfants, est d'un apôtre. Un autre encore est, après des années de traverses et d'orages, le visage d'un vieux loup de mer, chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. […] Mais l'adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu'on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, […] qui fait penser à cette perpétuelle recréation des éléments primordiaux de la nature qu'on contemple devant la mer.