« Enchanté, monsieur »
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
En compagnie d’Albertine, le narrateur croise son ancien camarade Bloch. Bien qu’Albertine trouve ce dernier plutôt beau, elle ressent pour lui beaucoup d’antipathie. Peut-être est-ce parce qu’il ne partage pas les valeurs de la petite bande de jeunes filles que fréquente Albertine. Ou bien, suspecte le narrateur, est-ce parce que Bloch, plein d’autosatisfaction, fait souvent montre de respecter les conventions sociales, tout en maintenant une distance ironique. Ce qui agace Albertine car il donne l’impression de se moquer de ses interlocuteurs. Une chose est sûre : Bloch, par ses tournures de phrases trop littéraires et ambiguës, semble avoir causé directement du tort à la jeune fille :
Nous croisâmes Bloch qui m'adressa un sourire fin et insinuant, et, embarrassé au sujet d'Albertine qu'il ne connaissait pas ou du moins connaissait « sans la connaître », abaissa sa tête vers son col d'un mouvement raide et rébarbatif. « Comment s'appelle-t-il, cet ostrogoth-là ? me demanda Albertine. Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu'il ne me connaît pas. […] Je reconnais qu'il est assez joli garçon, […] mais ce qu'il me dégoûte ! »
Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli garçon ; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa finesse, il avait un agréable visage. Mais il ne pouvait pas plaire à Albertine. C'était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de celle-ci, de la dureté, de l'insensibilité de la petite bande […] D'ailleurs plus tard, quand je les présentai, l'antipathie d'Albertine ne diminua pas. Bloch appartenait à un milieu où, entre la blague exercée contre le monde et pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un homme qui a « les mains propres », on a fait une sorte de compromis spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte, particulièrement odieuse, de mondanité. Quand on le présentait, il s'inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect exagéré, et si c'était à un homme disait : « Enchanté, monsieur » d'une voix qui se moquait des mots qu'elle prononçait mais avait conscience d'appartenir à quelqu'un qui n'était pas un mufle. Cette première seconde donnée à une coutume qu'il suivait et raillait à la fois (comme il disait le 1er janvier : « Je vous la souhaite bonne et heureuse »), il prenait un air fin et rusé et « proférait des choses subtiles » qui étaient souvent pleines de vérité, mais « tapaient sur les nerfs » d'Albertine. […] Du reste, Bloch devait dans la suite irriter Albertine d'autre façon. Comme beaucoup d'intellectuels il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour chacune d'elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela ennuyait Albertine, laquelle n'aimait pas beaucoup qu'on s'occupât de ce qu'elle faisait, que quand elle s'était foulé le pied et restait tranquille, Bloch dît : « Elle est sur sa chaise longue, mais par ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et de quelconques tennis. » Ce n'était que de la « littérature », mais qui, à cause des difficultés qu'Albertine sentait que cela pouvait lui créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en disant qu'elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre en grippe la figure, le son de voix, du garçon qui disait ces choses. 📚