Du côté du Génie des Guermantes
7 extraits thématiques publiés dans un ordre chronologique
Tout commence lorsque que dans Le Temps retrouvé, je suis tombée sur ce petit passage intrigant :
[…] je venais de la voir [la duchesse de Guermantes], passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes.
Je n’avais pas souvenir que le “Génie de la famille de Guermantes” pouvait s’incarner physiquement dans un corps. Aussi ai-je eu envie de mener une petite enquête sur ce génie… C’est parti 👇
Le génie de sa caste
Le jeune narrateur séjourne au Grand Hôtel de Balbec avec sa grand-mère. Elle y retrouve par hasard une amie d’enfance, appartenant à la famille de Guermantes : la marquise de Villeparisis. Dès son arrivée, celle-ci redouble tant de générosité envers eux que pour toujours le narrateur associera dans son esprit séjour au bord de la mer et vie de luxe. S’il apprécie tout particulièrement de pouvoir se déplacer dans sa calèche, il juge son attitude impolie. Car pour lui, derrière cette effusion de gentillesse se cache le souci typique de l’éducation des aristocrates de maintenir son rang tout en s’assurant la sympathie des bourgeois. Pour compenser par avance toutes les fois où ils devront leur refuser une invitation, ils se montrent très aimables lorsqu’ils le peuvent. Mme de Villeparisis semble agir si frénétiquement, abandonnant ses manières d’ordinaires simples, que c’est comme si quelqu’un d’autre agissait à travers elle, comme un génie :
Nous descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu'il n'était nécessaire, mais ils sentaient l'importance de la scène et se croyaient obligés d'y jouer un rôle. J'étais affamé. Aussi, souvent, pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la chambre […] et nous attendions tous ensemble dans le hall que le maître d'hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C'était encore l'occasion pour nous d'écouter Mme de Villeparisis.
« Nous abusons de vous, disait ma grand-mère.
— Mais comment, je suis ravie, cela m'enchante », répondait son amie avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux qui contrastait avec sa simplicité coutumière.
C'est qu'en effet dans ces moments-là elle n'était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu'elle est heureuse de se trouver avec eux, qu'elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu'il y eût en elle était dans l'excès de ses politesses ; car on y reconnaissait ce pli professionnel d'une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle, voyant toujours dans certains bourgeois les mécontents qu'elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de comptes de son amabilité avec eux, de prendre l'avance d'un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d'inscrire à son débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes, et qu'à Paris elle souhaiterait de nous voir chez elle souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis et comme si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les effusions verbales. Et par là – tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres […] – les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis, et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand-mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer. 📖
À la recherche du temps perdu, Volume 2 : À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Le génie de la famille de Guermantes
Le narrateur met en lumière l’attitude contradictoire de la duchesse de Guermantes. Si, comme les autres membres de sa famille, elle affecte de ne faire aucun cas de ses titres de noblesse, théorisant que seule l’intelligence compte (ce qui vaut au narrateur d’être finalement admis dans son salon), elle se fait néanmoins appeler “Madame la duchesse” par ses domestiques, comme si une force magique, tel un génie habitant dans son hôtel, le leur rappelait. Ce génie n’est pas seulement chargé de maintenir la vie aristocratique des Guermantes. C’est lui encore qui semble s’exprimer au travers de ces derniers lorsqu’il est question de juger de la moralité de quelqu’un :
Sauf le prince Gilbert […], les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes […] mettaient tellement au-dessus de tout l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui, toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire « Madame la duchesse », à cette personne qui n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller dîner chez sa belle-sœur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, […] le sacrifice à d'ennuyeux thés, dîners en ville, raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse, mais sans aller jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : « Madame la duchesse » à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier de lui dire « Madame » tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement « Madame » et que l'appendice verbal qui y était ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel : « Vous rappellerez à Monsieur le duc… »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par exemple de faire parler morale. […] Dans des moments identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, […] pour dire d'une domestique : « On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin. » À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, […] une sorte d'insaisissable convulsion […] et par quoi j'avais été plusieurs fois saisi d'un battement de cœur, dans mes promenades matinales, quand, avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d'une petite crémerie. 📖
À la recherche du temps perdu, Volume 3 : Le Côté de Guermantes
L'enquête psychologique du génie des Guermantes
Le narrateur décrit avec humour la façon dont presque tous les hommes de la famille de Guermantes serrent la main aux inconnus. Ils tendent si loin leur bras, accompagné d’un regard scrutateur, que c’est comme s’ils livraient un duel à l’épée. Cette manière de marquer les distances est si systématique des Guermantes qu’elle semble être le fait d’une force extérieure, tel un génie qui protégerait tous les membres de leur famille. Ce génie semble examiner pour eux, à travers leurs yeux, si leurs interlocuteurs sont dignes de leur être présentés ; attitude qu’ils gardent ensuite par habitude, même lorsque le génie — imagine le narrateur — a fini son enquête préalable :
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C'est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains Guermantes, n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs et dont ils devaient se rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient posséder. 📖
À la recherche du temps perdu, Volume 3 : Le Côté de Guermantes
Le mystérieux génie des Guermantes
Le narrateur raconte les rivalités entre les Courvoisier et les Guermantes, deux grandes familles de la noblesse. Les Guermantes, dont fait partie Oriane (devenue princesse des Laumes puis duchesse de Guermantes) et sa tante la marquise de Villeparisis, semblent moins snobs en apparence que les Courvoisier. Ils agacent ces derniers par leur façon de jouer constamment sur deux tableaux : s’assurer de maintenir leur rang en s’entourant d’aristocrates, tout en affirmant que les qualités de l’esprit valent mieux que celles de la naissance. Que ce soit lors du choix d’un époux ou des membres de son salon, Oriane de Guermantes oublie ses principes, comme si c’était dû à l’intervention magique d’une force extérieure, tel un génie qui veillerait au maintien de son rang :
[…] étant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule de se préoccuper du rang, […] que seuls l'intelligence, le cœur, le talent ont de l'importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». […] Mais au moment même où il s'était agi de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire ; ç'avait été le mystérieux « génie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et généalogies, au lieu de mérite littéraire et de qualités du cœur, […] c'était sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le génie de la famille avait porté le choix de l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis. […] Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les seules supériorités sociales, recommencèrent à se débiter chez la princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. […]
… ce fut un surcroît de malheur infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse […] n'eussent dirigé en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. […] Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait d'une femme : il paraît qu'elle est « charmante », ou d'un homme qu'il était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière minute : plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou, au contraire, commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle horreur, c'étaient des snobs. 📖
À la recherche du temps perdu, Volume 3 : Le Côté de Guermantes