Extraits de À la recherche du temps perdu publiés dans un ordre chronologiques entre le 15 mars et le 29 mars 2021 :
Premier désir de Venise (I, Du Côté de chez Swann)
Une robe couleur Venise (V, La Prisonnière)
Venise brisée (VI, Albertine disparue)
À la recherche des vénitiennes (VI, Albertine disparue)
Albertine avait raison (VI, Albertine disparue)
Magique Venise (VI, Albertine disparue)
La ruine de Venise (VI, Albertine disparue)
Premier désir de Venise
Les parents du jeune narrateur lui ont promis un voyage dans le nord de l’Italie à l’occasion des vacances de Pâques. S’il avait eu du plaisir à imaginer Venise à partir de dessins et de peintures, le narrateur se réjouit encore plus à mesure que les détails du voyage en train se concrétisent, en se remémorant ce qu’il a lu de Venise dans les guides touristiques :
Pendant ce mois – où je ressassai comme une mélodie, sans pouvoir m'en rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu'elles excitaient en moi gardait quelque chose d'aussi profondément individuel que si ç'avait été un amour, un amour pour une personne – je ne cessai pas de croire qu'elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d'entrer dans le paradis. […] Et, bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides l'entretenaient encore plus que les livres d'esthétique et, plus que les guides, l'indicateur des chemins de fer. [...] Certes quand je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce que j'allais voir, que Venise était « l'école de Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musée de l'architecture domestique au Moyen Âge », je me sentais heureux. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, tout en consultant le baromètre et en déplorant le froid, commença à chercher quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris qu'en pénétrant après le déjeuner dans le laboratoire charbonneux, […] on pouvait s'éveiller le lendemain dans la cité de marbre et d'or « rehaussée de jaspe et pavée d'émeraudes ».
Mais je n'étais encore qu'en chemin vers le dernier degré de l'allégresse ; je l'atteignis enfin […] quand j'entendis mon père me dire : « Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessus d'hiver et ton gros veston. » À ces mots je m'élevai à une sorte d'extase ; ce que j'avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre ces « rochers d'améthyste pareils à un récif de la mer des Indes » ; par une gymnastique suprême et au-dessus de mes forces, me dévêtant comme d'une carapace sans objet de l'air de ma chambre qui m'entourait, je le remplaçai par des parties égales d'air vénitien, cette atmosphère marine, indicible et particulière comme celle des rêves, que mon imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je sentis s'opérer en moi une miraculeuse désincarnation ; elle se doubla aussitôt de la vague envie de vomir qu'on éprouve quand on vient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur déclara qu'il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m'éviter d'ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d'agitation.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swann
Une robe couleur Venise
Le narrateur doute de la fidélité d’Albertine et fait tout pour qu’elle reste à la maison depuis qu’ils vivent ensemble. La jalousie du narrateur s’en trouve apaisée mais l’empêche de réaliser d’autres désirs, comme connaître d’autres femmes ou voyager. Sa frustration et son envie de liberté se cristallisent souvent à l’évocation de l’un de ses plus anciens désirs : voir Venise.
Depuis peu, il s’est alors résolu à quitter Albertine et guette le bon moment pour le faire :
Je sentais que ma vie avec Albertine n'était, pour une part, quand je n'étais pas jaloux, qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À supposer qu'il y eût eu du bonheur, il ne pouvait durer. Dans le même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, le soir où nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je voulais la quitter parce que je savais qu'à prolonger je ne gagnerais rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par une pédale, de la minute de notre séparation. Aussi je tenais à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pas savoir attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de mon lit sans me redire bonsoir […] À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire. Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose, qui venait d'être terminée. […]
Pourtant, à la venue du printemps, […] je me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour Albertine qui ne m'en savait aucun gré. Si je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances de Pâques, qu'encore enfant, j'avais dû y passer, et plus anciennement encore par les gravures du Titien et les photographies de Giotto que Swann m'avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui au fur et à mesure que mon regard s'y avançait se changeait en or malléable, par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s'avance, changent en métal flamboyant l'azur du Grand Canal. Et les manches étaient doublées d'un rose cerise qui est si particulièrement vénitien qu'on l'appelle rose Tiepolo.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 5 : La Prisonnière
Venise brisée
Las de sa vie commune avec Albertine, le narrateur s’est persuadé de son indifférence pour elle et de l’obstacle qu’elle représente pour ses désirs de voyager et d’aimer d’autres femmes. Il a pris la décision de rompre avec elle mais finalement, c’est Albertine qui rompt avec lui la première et disparaît totalement de sa vie.
De jour comme de nuit, chaque heure devient douloureuse pour le narrateur car tout ce qui l’entoure lui rappelle Albertine. Si tous ses souvenirs sont imprégnés d’Albertine, il réalise qu’il en est de même pour ses désirs — notamment celui de voir Venise — auquel il pensait qu’Albertine faisait obstacle :
Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, […] la pureté naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris, de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant pour mon imagination la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que j'y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où de Balbec à Incarville, d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour l'avenir – espoir bien plus déchirant qu'une crainte –, c'était d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma grand-mère. […] Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. […]
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l'échelle qualitative de leurs sonorités le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais […] ce n'était plus le désir des femmes mais l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage de les saisir, il n'y en avait plus une seule dont je ne me détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence. D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 6 : Albertine disparue
À la recherche des vénitiennes
Après avoir rompu brusquement avec le narrateur, Albertine a totalement disparu de sa vie. D’abord inconsolable, le narrateur commence à l’oublier et séjourne pour la première fois à Venise, qu’il rêvait depuis son enfance de visiter. L’après-midi, ce sont les quartiers populaires de Venise (où il espère rencontrer des vénitiennes) qu’il explore en gondole, traversant les rii et découvrant au hasard les campi (rio et campo sont les noms donnés à Venise à un canal de mer et à une petite place) :
Ce fut le tort de très grands artistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres, de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à franges que rien ne m'empêchait d'aimer, parce que j'avais en grande partie oublié Albertine […] Qui aurait pu me dire exactement d'ailleurs dans cette recherche passionnée que je faisais des Vénitiennes, ce qu'il y avait d'elles-mêmes, d'Albertine, de mon ancien désir de jadis du voyage à Venise ? […] Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette ville d'Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j'avançais, me pratiquer un chemin, creusé en plein coeur d'un quartier qu'ils divisaient en écartant à peine, d'un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et comme si le guide magique eût tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route. On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer, et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n'avait été réservée. De sorte que le campanile de l'église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le rio, comme dans une ville inondée. […] Parfois apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, car nous avions beau lui faire de la place, le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air d'un quai de débarquement pour maraîchers. J'avais l'impression, qu'augmentait encore mon désir, de ne pas être dehors, mais d'entrer de plus en plus au fond de quelque chose de secret, car à chaque fois je trouvais quelque chose de nouveau qui venait se placer de l'un ou de l'autre côté de moi, petit monument ou campo imprévu, gardant l'air étonné des belles choses qu'on voit pour la première fois et dont on ne comprend pas encore bien la destination et l'utilité.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 6 : Albertine disparue
Albertine avait raison
À Venise, le narrateur visite la basilique Saint-Marc en compagnie de sa mère, endeuillée par la mort de sa propre mère. Si le narrateur avait méprisé Albertine (avec qui il s’est séparé) de penser que voir telle oeuvre d’art avec une personne en particulier a de l’importance, il se rend compte, en repensant plus tard à cette visite, qu’il est heureux d’avoir vu la basilique avec sa mère :
C'est le plus souvent pour Saint-Marc que je partais, et avec d'autant plus de plaisir que, comme il fallait d'abord prendre une gondole pour s'y rendre, l'église ne se représentait pas à moi comme un simple monument, mais comme le terme d'un trajet sur l'eau marine et printanière, avec laquelle Saint-Marc faisait pour moi un tout indivisible et vivant. Nous entrions ma mère et moi dans le baptistère, foulant tous deux les mosaïques de marbre et de verre du pavage, ayant devant nous les larges arcades dont le temps a légèrement infléchi les surfaces évasées et roses, ce qui donne à l'église, là où il a respecté la fraîcheur de ce coloris, l'air d'être construite dans une matière douce et malléable comme la cire de géantes alvéoles ; là au contraire où il a racorni la matière et où les artistes l'ont ajourée et rehaussée d'or, d'être la précieuse reliure, en quelque cuir de Cordoue, du colossal évangile de Venise. Voyant que j'avais à rester longtemps devant les mosaïques qui représentent le baptême du Christ, ma mère, sentant la fraîcheur glacée qui tombait dans le baptistère, me jetait un châle sur les épaules. Quand j'étais avec Albertine à Balbec, je croyais qu'elle révélait une de ces illusions inconsistantes qui remplissent l'esprit de tant de gens qui ne pensent pas clairement, quand elle me parlait du plaisir – selon moi ne reposant sur rien – qu'elle aurait à voir telle peinture avec moi. Aujourd'hui je suis au moins sûr que le plaisir existe sinon de voir, du moins d'avoir vu une belle chose avec une certaine personne. Une heure est venue pour moi où quand je me rappelle ce baptistère, […] il ne m'est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu'on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu'elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 6 : Albertine disparue
Magique Venise
Le narrateur séjourne pour la première fois à Venise, qu’il rêvait depuis son enfance de visiter. Il découvre qu’il est facile de se perdre dans le dédale des étroites ruelles (les calli), surtout de nuit, et peine à retrouver le lendemain le chemin menant à un campo (une petite place à Venise), qu’il avait découvert au hasard :
Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avait parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli. […] Comprimées les unes contre les autres, ces calli divisaient en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semble que dans la matière cristallisée se soit produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels dans une autre ville les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve. Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a pas entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée de palais romantiques à la méditation prolongée du clair de lune.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 6 : Albertine disparue
La ruine de Venise
À Venise, la mère du narrateur part seule pour la gare vers la prochaine étape de leur voyage en Italie. Sur un coup de tête, le narrateur a décidé de ne pas l’accompagner afin de rester encore quelques jours à Venise, dans l’espoir d’une rencontre avec une femme qu’il désirait depuis longtemps. Seul et indécis sur une terrasse d’où lui parvient le chant d’un musicien, le narrateur perd subitement tout intérêt pour Venise :
Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis porter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un musicien chantait Sole mio. Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. […] La ville que j'avais devant moi avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples parties et quantités de marbre pareil à tout autre, et l'eau comme une combinaison d'hydrogène et d'azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des doges et de Turner. […] J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l'idée que j'avais de lui qu'un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, j'aurais su qu'en son essence il n'est pas Hamlet. […] Ma pensée sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de Sole mio, à chanter mentalement avec le chanteur […] Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, – par ce chant de désespoir que devenait Sole mio et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise […]
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète qu'on peut prédire […], mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 6 : Albertine disparue
En préparant les extraits, je me suis rendue compte que Venise était plus qu’une belle destination culturelle pour le narrateur : son désir de Venise incarne son besoin de liberté, et il nous parle finalement plus souvent de ce désir dans La Recherche qu’il ne décrit Venise en elle-même.
J’ai aussi remarqué que Venise avait perdu tout intérêt pour le narrateur à deux moments : lorsqu’il souffre de sa rupture soudaine avec Albertine et lorsqu’il se retrouve seul à Venise, angoissé de s’être fâché avec sa mère. L’envie de liberté du narrateur semble s’éteindre lorsqu’il ne se sent plus aimé, ce qui me fait penser que peut-être, du moins pour le narrateur, il n’y a plus de désir possible sans amour.