Discerner quelle espèce d'homme j'étais
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le narrateur raconte avec humour la façon dont le comte de Bréauté — qu’il rencontre pour la première fois — s’évertuer à deviner qui il est. Si ce sont des membres de l’aristocratie qui peuplent en grande majorité le salon de la duchesse de Guermantes, quelques individus ont obtenu leur droit d’entrée grâce à leur célébrité. Aussi le comte ne doute-t-il pas que le narrateur soit quelqu’un d’important, et ne découvrant toujours pas son identité, l’observe comme un explorateur peu scrupuleux en face d’un indigène :
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d'agitation : c'était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un « salon », c'est-à-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un chef-d'œuvre. […] M. de Bréauté, se demandant qui je pouvais bien être, sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que j'étais bien jeune pour être organiste […] Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé ; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi Oscar […] ; mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. […] Il n'était pas encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais, grand intellectuel, grand amateur de « récits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction, dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des « naturels » d'une terre inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les démonstrations d'amitié ni de pousser comme eux de grands cris de bienveillance, de troquer des œufs d'autruche et des épices contre des verroteries.