Dans l’inertie absolue où elle vivait
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann
Le jeune narrateur se remémore le temps où il rendait visite à sa tante Léonie à Combray. Bien qu’elle ne sorte quasiment plus de son lit, elle affirme ne jamais dormir. Veillée par sa domestique Françoise, sa vie est rythmée entre médicaments, prières et commérages, sur fond de monologue perpétuel, que le narrateur pouvait entendre avant d’entrer dans sa chambre :
Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l’inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire ; elle les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas « l’éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire : « ce qui m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser […]
D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du maître-autel, où, au-dessous d’une statuette de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout ce qu’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.
Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, […] et elle me disait : « Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe ; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui […] qu’elle monte bientôt voir si je n’ai besoin de rien. »