Dans l'euphorie causée par l'alcool
À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Le jeune narrateur craint que le triste spectacle de ses crises d’étouffements ne fasse souffrir sa grand-mère. Mais il ne peut s’empêcher d’en faire état car il redoute que sa grand-mère ne nie sa condition. Elle en désapprouve en effet le remède — boire de l’alcool —, sans doute car cela lui évoque l’alcoolisme de son mari :
Depuis longtemps déjà j'étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand-mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m'avait conseillé outre la caféine qui m'était prescrite pour m'aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient, disait-il, dans l'« euphorie » causée par l'alcool. J'étais souvent obligé pour que ma grand-mère permît qu'on m'en donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation. D'ailleurs, dès que je le sentais s'approcher, toujours incertain des proportions qu'il prendrait, j'en étais inquiet à cause de la tristesse de ma grand-mère que je craignais beaucoup plus que ma souffrance. Mais en même temps mon corps […] était en détresse tant que je ne l'avais pas communiqué à ma grand-mère. Feignait-elle de n'y prêter aucune attention, il me demandait d'insister. Parfois j'allais trop loin ; et le visage aimé qui n'était plus toujours aussi maître de ses émotions qu'autrefois, laissait paraître une expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors mon cœur était torturé par la vue de la peine qu'elle avait : comme si mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à ma grand-mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais dans ses bras. […] Je protestais que ce malaise n'avait rien de pénible, que je n'étais nullement à plaindre, qu'elle pouvait être certaine que j'étais heureux ; mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu'il méritait de pitié et pourvu qu'on sût qu'il avait une douleur en son côté droit, il ne voyait pas d'inconvénient à ce que je déclarasse que cette douleur n'était pas un mal […] J'eus presque chaque jour de ces crises d'étouffement pendant ma convalescence. Un soir que ma grand-mère m'avait laissé assez bien, elle rentra dans ma chambre très tard dans la soirée, et s'apercevant que la respiration me manquait : « Oh ! mon Dieu, comme tu souffres », s'écria-t-elle, les traits bouleversés. Elle me quitta aussitôt, j'entendis la porte cochère, et elle rentra un peu plus tard avec du cognac qu'elle était allée acheter parce qu'il n'y en avait pas à la maison. Bientôt je commençai à me sentir heureux. Ma grand-mère, un peu rouge, avait l'air gêné, et ses yeux une expression de lassitude et de découragement.
« J'aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce mieux », me dit-elle, en me quittant brusquement. Je l'embrassai pourtant et je sentis sur ses joues fraîches quelque chose de mouillé dont je ne sus pas si c'était l'humidité de l'air nocturne qu'elle venait de traverser.